Première partie les prémisses

Je ne sais vraiment pas à quel moment ni par quoi commencer ce récit.
Il s’agit tout de même des 100km de Millau ! Une épreuve de légende … Et je l’ai gagnée … Même en l’écrivant, je ne mesure pas tout à fait ce que cela représente réellement.

Quand mon histoire avec cette course commence-t-elle ?
En 1979 ? Lorsque je découvre avec autant de stupéfaction que d’admiration ce monde de la course de grand fond au 100km de Migennes, en compagnie de mon frère, spiridonien de la première heure ?
En 1996 ? Lorsque je deviens cent bornard en bouclant mon premier à Rognonas, mon père, suiveur à mes côtés ?

En 1998 ? Lorsque j’entre en équipe nationale ?

A moins que ce ne soit en ce printemps 2005, lorsque je prends conscience qu’après sept années en équipe de France, la plus belle des épreuves de 100km n’est peut-être pas habillée de Bleu-Blanc-Rouge mais quelque part en Aveyron. Qu’il est temps maintenant et que je n’ai que trop tardé déjà. C’est décidé, j’irais à Millau.
Mais on ne se refait pas. Si les récits de Vincent (Toumazou) suscitent en moi l’inspiration, je ne peux y aller avec cette unique assurance de courir la plus belle. L’esprit de compétition est trop fort et j’ai envie de TOUT connaître de cette course. J’interroge, je me documente, j’analyse, je questionne. Le phénomène Millau me prend tout entier. Sur le forum de mon site Internet, ma fièvre est contagieuse et contribue à intensifier ma frénésie. Fidèle à mon habitude, je décide d’opter pour une préparation 100% spécifique. Les reliefs de la montagne de Reims où est niché mon petit village m’offrent les meilleurs terrains d’entraînement qui soient. Je monte et descends tout ce qui s’apparente de près ou de loin aux dénivelés de Tiergues et Creissels dont j’ai étudié, sur des cartes, la topographie dans les moindres détails. Des noms qui résonnent à mes oreilles comme des symboles. D’ailleurs rien qu’en les prononçant, j’ai l’impression d’être dans l’Histoire comme je dirais Austerlitz ou Marignan. Mais je vais toucher du doigt (ou plutôt des pieds ! ) la réalité lorsque Patricia, mon épouse, a la lumineuse idée de me proposer un week-end à Millau, pour une reconnaissance « en vrai. Il faut dire que ma visite estivale chez Vincent (Bompart) a suscité en moi de la curiosité et l’idée de repérer les difficultés la veille du jour J, a été décidée à son initiative. Je suis donc emballé par cette idée d’autant qu’entre temps, le projet de meneur d’allure, évoqué à l’époque d’Ultrafondus, est en train de prendre forme et c’est l’occasion de rencontrer les organisateurs, afin de le finaliser. Enfin, ultime raison, mon deuxième fiston, Quentin, est bien décidé à me suivre. Même si à 9 an ½, il a déjà bouclé la distance à St Nazaire, on m’a tellement prévenu de m’entourer de suiveurs cyclistes entraînés que j’ai du mal à le croire capable d’un tel exploit. Les sorties d’entraînement de Millau à St Affrique lui serviront de test à lui aussi.

Ces quatre jours là-bas vont me permettre de prendre conscience, à la fois de la difficulté du parcours, mais aussi à quel point je suis impliqué dans ce projet. En effet, après chaque reconnaissance j’ai l’impression, le soir, lorsque je la visualise mentalement, de me remémorer chaque mètre, chaque virage, chaque passage particulier. Comme une éponge, je m’imbibe totalement du parcours. Comme une leçon que l’on retient sans effort, je mémorise les moindres détails avec une facilité qui me surprend le premier. Quand Patricia me demande de réfléchir aux heures de passage sur des points où elle pourrait me retrouver, je suis capable à mon grand étonnement de lui donner mes temps intermédiaires du premier au dernier kilomètre, à la minute près, sans pratiquement avoir à réfléchir, en me servant comme référence des allures auxquelles je réalise mes entraînements sur le parcours. Et quand vous saurez que le temps final que j’ai estimé est de … 7h34, vous comprendrez alors comme moi (et je m’en rends compte après coup) à quel point j’ai immédiatement été en phase avec cette course. D’ailleurs le jour J, j’aurais la sensation d’être sur une épreuve parfaitement connue alors que je suis un novice. Rien ne me surprend. Ni la magnifique mais piégeuse première partie. Pas plus que l’aller-retour Millau-Saint Affrique où l’enchaînement des difficultés peut conduire à l’indigestion en cas d’yeux plus gros que le ventre …. Même si pour ceux-ci c’est un régal de paysages somptueux qu’on nous offre à admirer.
J’ai essayé de ne négliger aucun détail :
– Analyse préalable du parcours et de ses particularités afin d’évaluer les axes de la préparation.

– Entraînement spécifique à base de sorties vallonnées sur les coteaux de la Marne, dans les conditions les plus proches, sur le plan du dénivelé, du parcours qui m’attend en Aveyron. En insistant tout particulièrement sur le travail excentrique (en descente) afin de me préparer musculairement à supporter ces successions de difficultés qui font la légende de Millau.
– Mise au point d’un plan de course préalable. Tant pour me permettre d’avoir une idée de ce que je peux espérer en termes de résultat que pour ne pas avoir le jour J à improviser avec tous les dangers que cela peut représenter sur cette distance.
– Prévision des ravitaillements en fonction de tous les paramètres de la compétition : un gel menthe ou un energy drink toutes les 40 minutes environ. Alternance de sport drink et recovery drink toutes les dix minutes. Biscuit ou pâtes de fruit comme solides si nécessaire.
– Changement de chaussures en haut de Tiergues (65ème km environ) pour passer d’un modèle léger, adapté au début de course, (partie plutôt plate avec les deux montées) à un modèle plus confortable, aux qualités d’amorti préservées pour la deuxième partie et notamment la longue descente vers Saint Affrique. Il fallait nous voir la veille au soir avec Patricia, mon épouse, répéter les moindres détails du changement de chaussures, grâce à la technique de pré-laçage (soufflée par Jacques Rolland le meneur d’allure à 9h) qui permet d’enfiler le pied sans avoir à perdre de temps. Je n’imaginais pas d’ailleurs qu’à ce moment précis de la course, le lendemain, je serais en tête depuis peu, venant de lâcher le second et n’ayant justement aucune seconde à perdre.
Bien entendu, il n’est pas question de tout prévoir et je fais confiance à mon expérience pour m’adapter en fonction des circonstances de course. Mais cette anticipation va me servir le jour J, afin de n’avoir qu’à gérer les incertitudes inhérentes à la compétition.

Deuxième partie
 :  les préparatifs de la veille et de l’avant course

J’ai connu des veilles de course plus calmes. Arrivée sur place le vendredi car le planning de l’après-midi est surchargé. Rendez-vous avec l’équipe de télévision pour une interview et le début du reportage.

Rencontre avec les meneurs d’allure, remise des dotations et réglage des derniers détails.

Heu… Penser aussi à soi et à récupérer son dossard. Je n’en aurais même pas le temps et c’est Patricia qui s’en chargera. Car ce que je ne savais pas, c’est que tout cela allait s’effectuer au pas de course (!) et au milieu d’une foule énorme qui allait singulièrement, mais sympathiquement modifier un peu le timing. D’autant qu’un des meneurs prévus pour être la vedette télévisuelle ne s’est jamais montrée, nous obligeant à attendre des heures avant de modifier le scénario prévu par les journalistes qui ont peu apprécié ce manque de politesse. Pas terrible dans la perspective de leur prouver que les aprioris qu’ils ont forcément en venant à la rencontre de ces doux dingues qui courent 100km, ne sont pas vraiment fondés.
Bref, cette journée commencée bientôt se termine par une nouillerie gigantesque chez monsieur et madame Bompart. A une heure trop tardive à mon goût en raison du menu qui nous attend le lendemain, mais dans une ambiance tellement généreuse et détendue que l’on en oublie tout le reste.
Réveil à 6h du matin sans avoir à faire sonner quoi que ce soit. Je suis à la fois frais et détendu. C’est bon signe. Je vais m’efforcer de faire les choses dans le calme sans me laisser emporter par l’effervescence qui caractérise généralement ces heures d’avant course.

La tenue est prête depuis la veille. Il faut préparer les boissons et le rituel des bidons est toujours un vrai spectacle ! Petit déjeuner à peine deux heures avant le départ grâce à la digestibilité du pudding et du gâteau à la figue. Mes parents m’ayant conçu avec un système digestif fragile, je dois porter une attention particulière à ce que je mange avant les heures où je dois courir, (que ce soit d’ailleurs à l’entraînement ou en compétition). Ultime préparation des pieds après les avoir bichonnés chaque soir pendant les deux dernières semaines. Là encore, mes parents n’ont pas pensé à me faire des pieds de coureur de fond. C’est un point faible chez moi que je m’efforce de corriger comme je peux.
Tous ces derniers détails réglés, il est temps de se diriger vers le parc de la victoire, proche de quelques centaines de mètres du lieu où nous logeons, chez les parents de Vincent (Bompart) qui nous ont accueillis avec une gentillesse et une disponibilité qui nous laissent sans voix. Cette fois, l’ambiance particulière de ces moments d’avant compétition que seule la course de fond nous offre, est vraiment palpable. Ça grouille de monde et de suiveurs à vélo. Si chacun en a quatre comme moi, ça va faire un joli peloton !
J’ai effectivement la chance d’avoir à mes côtés mes deux fils (Quentin 11 ans et Simon 16 ans). Mon frère, spiridonien de la première heure, reconverti au cyclisme, avec qui j’ai partagé tant de moments intenses. Et Xavier, l’ami toulousain, footballeur émérite et passionné de sport, touché lui aussi par la réputation de Millau, venu avec Sandrine, ancienne collègue d’EPS, athlète elle aussi. Toute l’équipe est prête et Patricia le chef d’orchestre est aux commandes. Grâce à elle, je suis complètement libéré car je sais qu’elle veillera à tout, qu’elle sera là au bord de la route, qu’elle fera des miracles pour se multiplier et qu’elle répondra à chacune de mes attentes pour le mieux.

Troisième partie :  le début de course ou la prudence

A Millau, rien n’est comme ailleurs. Après avoir été pointés à la salle des fêtes, les coureurs se rendent au départ en marchant. Cette traversée des rues de la ville contribue à rendre uniques et inoubliables ces moments si particuliers qui précèdent la course. Cette année avec les meneurs d’allure nous sommes tous sous le feu de l’actualité.

Les journalistes de presse écrite qui font les ultimes interviews, les photographes qui mitraillent à tout va, les caméras qui filment ces derniers instants où un peloton de près de 2000 coureurs se masse dans cette artère de la ville qui ne respire plus qu’au rythme des cent bornards. Partout ailleurs, c’est la surprise, pour ne pas dire la défiance qui accompagne votre présentation : 100km ?? En courant ?? Ici c’est terriblement naturel. Comme le dit Yoyo (Lionel Planes meneur à 14h, né à Millau, un des instigateurs du projet des meneurs) parce que son boucher l’a fait, que son coiffeur l’a fait, que son voisin l’a fait et que ce n’est pas la peine de vouloir se dire coureur à pied si on ne l’a pas fait soi-même…

Porté par cette ambiance unique, je n’ai même pas le temps de cogiter et lorsque Patrick Gineste, un des organisateurs historiques, enclenche le compte à rebours repris en chœur par des milliers de voix, j’ai alors un sentiment de bien-être et d’apaisement qui me sont totalement étrangers en ces moments où d’habitude votre poitrine cogne trop fort. C’est comme si j’étais porté par ces visages qui sourient tout autour de moi. Aucune inquiétude apparente même si certains s’embrassent comme s’ils se quittaient pour un long voyage. Nous partons tous, en effet, pour un sacré périple, dont nul, même les meilleurs ou les mieux préparés ne savent ce qu’en sera l’issue. Mais c’est le bonheur d’être là qui prévaut avant tout.
Est-ce cela « l’effet Millau » ? Pas le temps d’y répondre car le starter a libéré la foule et c’est comme souvent une folle envolée. Je m’efforce pour ma part de faire abstraction de cette excitation, pour dès les premiers mètres être dans le rythme que je me suis fixé : 4’15’’ au kilomètre jusqu’au semi-marathon.
Dès les premiers hectomètres, je me retrouve avec Jack (Peyrard) dont la 5ème place ici même en 2002 atteste que c’est un prétendant à la victoire. Il y a aussi Pascal Campet, marathonien avec un record à moins de 2h20 qui a frôlé le titre de champion de France du 100km, en 2000, à Gérardmer. Et puis Christophe Morgo, second par deux fois au cours des dernières éditions dont le finish a fait trembler le vainqueur à chaque fois. Devant, comme toujours quelques imprudents sont partis avec les marathoniens. Pas de quoi s’inquiéter encore. Un sérieux client est venu grossir ce groupe des favoris, en la personne de Bruno Laroche, triple vainqueur. Ça impressionne et ça vous fait vous sentir soudain tout petit.

Nous progressons à un rythme régulier de 21’30’’ au 5000m. C’est précisément ce que j’ai prévu et je suis le premier surpris d’être aux avants postes, persuadé qu’à cette vitesse, j’aurais vu filer devant les autres prétendants à la victoire. C’est bien moralement d’être à l’avant. Mais cette prudence collective n’est pas pour servir mes intérêts et j’aurais préféré que la course fut plus débridée.

Néanmoins, un coureur a pris la poudre d’escampette et n’en finit plus de creuser des écarts. Un coup de téléphone de Simon à sa mère pour qu’elle se renseigne et nous fasse savoir qu’un certain Rodolphe Jacottin mène grand train bien loin devant. On sait que c’est un nouveau venu sur la distance et il m’est difficile de ne pas penser que comme beaucoup d’autres avant lui, il est en train de se brûler les ailes. D’ailleurs dans le cas contraire, s’il est le plus fort, il ne sert à rien de tenter quoi que ce soit. Je me concentre donc, comme je l’avais prévu, sur ma propre course en veillant, dès le premier ravitaillement, à respecter la prise de boisson énergétique et surtout à m’asperger régulièrement car je sens déjà les effets d’une chaleur lourde sur moi-même et également sur mes camarades de course dont je remarque qu’ils suent déjà beaucoup, si tôt dans la course.
Le parcours est magnifique, les villages noirs de spectateurs, c’est un vrai bonheur de courir dans de telles conditions. Au gré des arrêts des uns ou des changements d’allure des autres, le groupe se fait et se défait. Je m’efforce pour ma part de ne me laisser influencer par aucun facteur extérieur.

Les temps de passages à chaque portion de 5km m’indiquent que je suis dans le bon tempo respectant ainsi la stratégie que je m’étais fixée au préalable : 21’28″ – 21’23″ – 21’28″ – 21’36″ – 21’57″ – 22’19″– 42’03″ – 21’52″ pour la première boucle. J’ai prévu 3h au marathon et je passe probablement en 3h01. A l’entrée de Millau, Jack Peyrard et Pascal Campet ont pris quelques dizaines de mètres d’avance, sans doute boostés par les encouragements d’une foule nombreuse. Surtout ne pas s’affoler. Bruno Laroche n’est plus avec nous et je fais route commune avec Christophe Morgo. Nous croisons Rodolphe Jacottin qui possède 7’ d’avance. Il est passé avant le premier du marathon ! Les virages serrés lors du passage dans la salle des fêtes me rappellent qu’une ampoule est en train de se former sous mon pied droit. Ha ces maudits pieds trop fragiles…
A la sortie de Millau le groupe se reforme presque. Comme si avant d’affronter les premières vraies difficultés, le sentiment d’être à plusieurs rassurait les uns et les autres. A peine les premières pentes, avant le village de Creissels, se présentent-elles devant nous que je me retrouve propulsé en tête sans même avoir fait le moindre effort. Mes suiveurs affolés viennent immédiatement aux nouvelles, pensant que j’ai probablement placé une banderille. Je les rassure en leur expliquant que je suis à l’économie comme j’ai prévu de l’être au moins jusqu’à Saint Affrique. A Raujolles, Sandrine m’annonce le premier à moins de 5 minutes. J’ai dû répondre instinctivement à ce moment un « Ca va être dur pour lui » qui a valeur autant de pronostic que méthode Coué pour me rassurer d’avoir fait ce choix tactique de la prudence. Je sais, par expérience, que lorsque les écarts se réduisent aussi vite, c’est souvent inexorable.
J’aborde alors la côte de Creissels (que l’on appelle aussi côte de Saint Georges puisqu’elle se situe entre les deux villages). Elle impressionne celle-là … pentue, rectiligne, plantée au milieu de nulle part dans un décor de champs grillés. A son sommet, le viaduc et ses piles de 225m² à la base. Pas un arbre et donc pas le moindre coin d’ombre.

Creissels

J’avertis mes suiveurs qu’il va falloir faire fonctionner l’épongeage. Je monte à ma main, sans m’occuper de la vitesse ni de Christophe Morgo qui me dépasse à mi-pente. Le but est de faire le moins d’effort possible, si tant est que ce soit possible dans de pareilles circonstances ! Au sommet, Sandrine m’annonce le premier à moins de 2 minutes et me montre au loin le petit groupe avec la voiture de tête. C’est pourtant vrai. Comment a-t-il pu perdre toute son avance en si peu de kilomètres ? Et pourquoi les autres ont-ils tous disparu ? Nous sommes à peine à mi-course et le « ménage » est déjà fait ? Je suis un peu décontenancé par la tournure des évènements. Christophe Morgo continue de jouer au yo-yo et c’est ensemble que nous rejoignons Rodolphe Jacottin qui n’a pourtant pas l’air d’aller si mal. Un petit mot d’encouragement au passage, en me disant intérieurement qu’il est parti là pour une sacrée galère. Car ralentir autant à cet endroit du parcours, alors qu’à mon sens on a à peine commencé la course, je lui souhaite bien du courage car le novice qu’il est n’imagine sans doute pas ce qu’il lui reste à endurer. Sa réponse faisant allusion à nos futures retrouvailles en formation d’entraîneur me fait comprendre que c’est quelqu’un que j’ai dû avoir au niveau 2 et qui se prépare à passer son niveau 3.

Quatrième partie :  à mi-parcours, le face à face

La descente vers Saint Georges permet à la fois d’admirer les magnifiques paysages, d’allonger la foulée après l’avoir tant réduite et de prendre conscience que je suis en tête des 100km de Millau. La voiture ouvreuse est là juste devant nous. Je n’arrive pas à y croire… Une autre voiture, de collection cette fois, avec deux charmantes accordéonistes assure l’animation.

On plaisante un peu. Christophe me propose une danse. Je lui réponds par l’affirmative à condition que ce soit moi qui mène. Ce n’est pas croyable, je suis en tête de la plus belle épreuve de grand fond de France et je balance des blagues de potache ! L’émotion sans doute.
De Saint Georges à Saint Rome, la route monte imperceptiblement durant une dizaine de kilomètres. C’est un passage du parcours que je n’apprécie guère. Mon compagnon de route va naturellement plus vite. Je l’incite d’ailleurs à ne pas s’occuper de moi et à garder son rythme. Nous continuons ainsi à distance. Moi, m’efforçant de courir le plus régulièrement possible. Lui alternant les phases de course rapide et les arrêts fréquents. On m’annonce les suivants à plus de dix minutes. Il est clair qu’à moins d’un effondrement spectaculaire, la victoire va se jouer entre lui et moi. De toute évidence son rythme est supérieur au mien mais son irrégularité me surprend singulièrement. Nous arrivons (enfin) au pied de Tiergues, véritable juge de paix de la course. J’attaque la côte légèrement en tête, bien décidé à exécuter aussi cette montée sans puiser dans mes réserves. Après un premier coup de rein pour remonter à ma hauteur Christophe décroche insensiblement sans que pour autant je ne hausse le rythme. Si je suis capable de le lâcher ainsi, c’est tout bénéfice pour moi et je m’efforce de garder le même tempo sans chercher à en rajouter. Mes suiveurs inquiets viennent aux nouvelles : « N’est-ce pas trop tôt ?  Un peu risqué ? ». Je les convaincs en leur assurant que je ne fais pas d’effort particulier et que j’ai toujours à l’esprit le fait que la course va commencer au retour de Saint Afrique. Non … la pente fait simplement son œuvre, naturellement. Les écarts se creusent peu à peu.

J’aime bien cette partie du parcours. Est-ce pour cela qu’elle m’inspire ? A la sortie de Saint Rome, on a quitté la grande route. L’environnement change, aussi brutalement que la route s’élève. Celle-ci serpente dans une végétation dense de feuillus ce qui rend la pente moins hostile. Au bout de deux kilomètres, on aborde les fameuses épingles à cheveux. Lors des reconnaissances, c’était l’endroit favori de Quentin. Comme il l’a vu faire au tour de France, il s’applique à prendre les virages à la corde pour faire comme les coureurs. Moi je sais que plus c’est difficile et plus je vais creuser les écarts. J’ai tant enchaîné à l’entraînement ce genre de difficultés, j’ai si bien repéré ces endroits que je m’y sens comme chez moi. Et puis en haut, il y la récompense. La vue magnifique sur les causses et la fameuse petite maison dont nous avons parlé avec Vincent (Toumazou) et Jean-Charles (Dho) sur le forum. J’ai vu les photos des copains, celles des livres de Serge Cottereau. Je les regardais avec envie et respect ces coureurs accrochés à la pente. Ils faisaient partie de ma légende. Maintenant, c’est moi qui y suis. J’ai du mal à me rendre compte de ce qui se passe.

C’est là-haut que j’ai prévu le changement de chaussures avec Patricia. J’ai un doute tout à coup. Même si je ne fais pas d’effort particulier, je suis en train de creuser petit à petit un écart conséquent sur mon suivant. Ce serait bête de le voir revenir si je m’arrête et de réduire à néant mon avance gagnée mètre après mètre. Je demande à Simon d’appeler Maman pour lui dire qu’il va falloir se tenir prêt et aussi efficace que lors de nos répétitions de la veille. Elle nous répond qu’une nuée de journalistes, les télévisions, la suivent. Voilà une tension supplémentaire dont elle n’avait pas besoin. Il n’aura pas fallu plus de vingt secondes pour nous exécuter. Pourtant, qu’elles m’ont paru longues. J’ai l’impression que Christophe Morgo va surgir, me déposer là et que tout sera à recommencer. Les répétitions ont eu du bon et même si mon anxiété est palpable, la manœuvre s’exécute presque parfaitement. Je repars de plus belle, chaussé de modèles plus confortables et amortissants, prêt à affronter la descente de sept kilomètres qui mène à Saint Affrique. J’ai gardé 58 secondes d’avance. Il faut aller à la fois assez vite pour maintenir un rythme suffisant tout en veillant à ne pas se laisser embarquer dans la pente, afin de ne pas causer de dégâts musculaires trop invalidants pour la suite.
La route est de nouveau très large et c’est un boulevard qui s’offre à moi. Je suis seul, aucune voiture à part celle qui ouvre la course avec les motards. Plus un seul coureur au-devant comme lors de la première boucle. Quel changement avec les reconnaissances où la circulation dense me faisait craindre pour Quentin, un vrai intrépide sur son vélo. L’équipe de télévision de Stade 2 vient m’interviewer de temps en temps, me filme sous toutes les coutures, appelle tour à tour mes enfants pour les questionner eux aussi. Ils sont impressionnés par ce qui se déroule sous leurs yeux. Sans doute pensaient-ils voir des coureurs hagards, épuisés, claudicants. Et je leur offre l’image d’un athlète à la fois peu éprouvé physiquement mais également capable de leur répondre avec suffisamment de recul et de lucidité. Je vois encore le cameraman estomaqué lorsque à la question : « Alors Bruno, on est au soixantième, comment te sens-tu ? » je lui réponds : « La course n’a pas encore commencé ». Le long silence qui suivra sera significatif et évocateur.

Cinquième partie :
  Saint Affrique, la course commence

Nous voilà à Saint Affrique. Le tour de la ville se fait dans une indifférence surprenante mis à part le point de ravitaillement officiel où un animateur annonce mon arrivée au micro et où un certain nombre de gens se sont rassemblés. Dans le fief de Serge Cottereau, je m’attendais à autre chose. Pas d’arrêt comme j’en ai l’habitude à chaque fois et je m’apprête à affronter la côte de Tiergues dans l’autre sens, longue, interminable, exposée au rayon d’un soleil qui fait sournoisement son œuvre. Même si l’écart avec mon suivant augmente régulièrement (1’40″ maintenant) je m’efforce de rester serein en me disant, et en en faisant part à mes suiveurs (dont je sens bien qu’ils s‘agitent de plus en plus), que l’on fera véritablement le point en haut de cette difficulté qui se dresse désormais devant moi.
Les premiers hectomètres sont extrêmement pentus. Après les allures proches de 18 km/h parfois en descendant, j’ai l’impression d’être scotché et de faire des foulées de 30 cm. Je sais que jusqu’à la sortie du village la pente est sévère et qu’il faut être patient et économe. Je commence à croiser d’autres coureurs. Au fur et à mesure que l’on avance les échanges sont de plus en plus sympas et les encouragements sincères me font chaud au cœur. Je suis loin de m’imaginer, même si Vincent (Toumazou) m’avait décrit avec son style inimitable et sa verve habituelle ces instants uniques et propres à Millau, que cela va durer sans interruption jusqu’à mon arrivée. Je monte à un bon rythme et Xavier me le fait savoir. Ses mots d’encouragement me font chaud au cœur. Et puis il a raison après tout, comment Christophe Morgo pourrait-il revenir sur moi si je garde un tempo si cadencé ? Je m’efforce donc de conserver une vitesse constante sans me livrer totalement afin de pouvoir en garder toujours un peu sous le pied. Au ravitaillement près du sommet de Tiergues, l’effervescence est grande. Je n’avais pas remarqué cette agitation à l’aller. Mon avance est montée à 2’30″ et je commence à envisager les choses avec optimisme. Je continue de découper la course en objectifs intermédiaires : la descente maintenant. Inutile de la dévaler à tombeau ouvert. Je vais donc m’astreindre à conserver un rythme soutenu tout en me ravitaillant consciencieusement, ce qui n’était pas facile dans la montée. Je croise de plus en plus de coureurs en plein effort, ce qui ne les empêche pas pour autant de m’encourager de la voix, ce à quoi je réponds par un signe de la main.

L’écart atteint 3’ au 79ème kilomètre à mi-descente puis redescend à 2’56″ peu après Saint Rome. Le bras de fer à distance est engagé et je sais qu’il fait le forcing derrière pour revenir. J’ai en mémoire le récit de ses fins de courses précédentes ici même et je sais que jusqu’au bout, il ne va rien falloir lâcher. Dans l’autre sens le peloton est de plus en plus dense. Chaque coureur que je croise a un mot, un geste. Les suiveurs s’arrêtent, photographient, c’est incroyable. Mais pour moi, leur répondre c’est sans arrêt lever le bras ou faire un signe de tête. Mon frère me rappelle à l’ordre en me faisant remarquer que je ne peux tout de même pas passer mon temps de la sorte. Pourtant, en tant que leader de la course, je me dois de leur rendre cette force qu’ils me transmettent par leur simplicité et leur spontanéité.
Le passage Saint Rome – Saint Georges que j’ai peu apprécié à l’aller est un peu plus facile dans ce sens légèrement descendant. Je m’étais dit lors des reconnaissances qu’un coureur ayant été économe pouvait courir à un bon rythme ici. Je me fixe donc d’atteindre le prochain village sans relâcher mon effort, avec une petite angoisse concernant le prochain pointage. Je sais parfaitement que le mental joue à ce moment un rôle déterminant. J‘imagine qu’il est informé comme moi et que lui aussi sait qu’il me reprend du temps.

Sixième partie
 :  Ça bascule

Peu avant Saint Georges, le téléphone sonne à nouveau. « Allô … » « Ouais … » « 3’36″ ?? .. » « 3’36″ d’avance !! » lance Simon pour informer notre troupe. Je les entends commenter joyeusement derrière. Je connais bien cette forme de frustration que ressent le suiveur. On voudrait tellement aider, soutenir. Mais comment faire ? Seul le coureur sait où il en est, comment il est. Ils sentent tous bien que je suis parti pour faire un truc mais nul n’ignore que tout peut basculer aussi très vite. Chacun donc s’affaire comme il doit. Quentin constamment à mes côtés, le panier empli de bidons à ma disposition, ne me quitte pas d’un mètre. Simon est devenu le préposé à l’arrosage. Il faut dire que depuis quelques kilomètres, je ne prends plus aucune précaution pour éviter de me mouiller les pieds et c’est sans retenue que je m’asperge abondamment les bras, la tête pour lutter contre cette chaleur lourde. La fraîcheur et le bien-être que je ressens alors, me donnent chaque fois un supplément d’énergie. Xavier fait la chasse à la canette pour approvisionner Simon et vient régulièrement m’encourager par des paroles pleines d’à-propos et de réconfort.

Xavier

Patrick, le grand frère, veille aux ravitaillements. Un gel toutes les 40 minutes et une gorgée de boisson toutes les 5 minutes. Je peux lui faire une confiance aveugle. Le 100km est un sport d’équipe et c’est pour cela aussi que je l’aime tant. Ces instants d’extrême émotion partagée sont des trésors inestimables.
Même le juge arbitre de la course, au début si distant et avertissant officiellement mes suiveurs me renseigne et m’encourage maintenant à son tour ; L’annonce froide des temps de passages tous les 5km s’est transformée petit à petit en un « Allez Heubi ! » qui est devenu maintenant un franc et direct « Allez Bruno ! ». La voiture de l’organisation qui navigue sans cesse à l’avant de la course vient à ma hauteur pour m’encourager et nous communiquer les écarts. J’ai le sentiment à cet instant, avec en plus ces soutiens constants des coureurs et suiveurs que nous croisons, de toucher du doigt la reconnaissance de mes pairs. Je ne sais pas si c’est parce que je suis en tête ou si cela tient à ma personnalité mais de toute évidence ma position de leader semble faire l’unanimité et le plaisir que cela dégage me donne une force supplémentaire.

Est-ce parce que je suis hyper concentré ou parce que je ne peux y croire ? Toujours est-il que je reste, et j’en suis le premier étonné, curieusement détaché face à la situation. Je ne pense qu’à atteindre le pied de la côte car, et j’ignore pourquoi, dans mon esprit l’essentiel sera accompli à cet endroit du parcours. Probablement parce que c’est la dernière difficulté et que je pourrais m’y livrer sans retenue, moi qui suis tant économe de mes efforts. Ensuite, dans la descente, je suis prêt à souffrir s’il le faut et si musculairement, comme je m’y attends, je subis les dommages de ce tracé exigeant. Au pied du mur (c’est le cas de le dire), Patrick vient m’annoncer que l’écart est monté à 4’15. Je n’ai bien entendu pas assez de recul pour analyser cela froidement, mais on se charge de me faire comprendre que je suis en train de faire basculer définitivement en ma faveur, ce bras de fer que nous nous livrons depuis que je l’ai lâché. Je reste dans ma course cependant.  S’asperger encore et toujours, s’hydrater consciencieusement avant l’ascension. Je n’ai même pas besoin d’y penser car tout autour de moi s’exécute parfaitement dans une organisation remarquable.
Pourtant depuis bien longtemps, nous avons dû faire un trait sur notre intimité car des dizaines de cyclistes se sont rassemblés derrière moi. Ça bourdonne incroyablement. A certains moments même, c’est le café du commerce ! Je me souviens parfaitement de cette photo de Christophe Bucquet que j’avais vu, les jours précédents la course. Il était lui aussi suivi par une multitude de vélos. Je n’ai même pas osé m’imaginer en la voyant que je puisse moi aussi, avoir le privilège de ressentir ces instants qui me semblaient magiques alors. Et pourtant, c’est bien moi qui suis là, en train de les vivre à l’instant. Je n’arrive pas à réaliser ! Je me replonge dans ma course en essayant de ne penser qu’à cette prochaine tranche que j’ai découpée : la montée de Saint Georges.

Septième partie :  Un dernier effort

Elle me fait peur cette dernière difficulté, d’autant que je sais que les portions les plus pentues sont situées près du sommet. Comme à l’aller, la chaleur est lourde et presque suffocante. Mais qui, plus que moi en ces instants, peut et doit avoir la force mentale et l’énergie de donner tout ce qu’il a ? Y aura-t-il d’autres occasions de se transcender à ce point ? De vivre ces instants uniques ? « Allez mon Bruno ! Tu es en train d’escalader ton Everest et bientôt tu vas arriver sur ton toit du monde. Ce n’est pas le moment d’avoir des doutes ou d’écouter cette petite voix qui te souffle que c’est difficile. Ça ne l’est pas. Bien au contraire, c’est beau, c’est grand. Savoure tous ces instants, n’en perds pas une goutte, pas une miette ». Je ne peux m’empêcher de penser alors à tous ceux qui m’ont toujours soutenu mais aussi à ceux qui m’ont abandonné leur confiance. Et j’ai beau me dire qu’il ne faut pas, j’ai alors un sentiment de revanche qui me procure une énergie supplémentaire. Tout cela occupe bien mon esprit quand nous arrivons dans les passages les plus pentus. Le viaduc se dresse au loin mais je sais que nous n’y sommes pas encore. Les cyclistes qui nous accompagnent doivent savoir que c’est mon premier Millau. Ils m’encouragent alors en expliquant qu’il ne reste que quelques centaines de mètres difficiles et que ce sera la délivrance. J’apprécie leur gentillesse et je suis touché par leurs paroles, mais j’ai mémorisé chaque mètre au point de savoir précisément où j’en suis. L’immense ouvrage se rapproche insensiblement. Il est planté là, juste au sommet de la côte et offre un spectacle à la fois grandiose et gigantesque.


L’écart est passé à 6 minutes. De toute évidence, Christophe a cédé. A-t-il écouté sa petite voix à lui ? Le mental auquel on se réfère si souvent dans notre discipline a fait encore une fois la preuve de son importance. Mais il ne faut pas se leurrer, sans un physique irréprochable, il est impossible de puiser dans ses réserves et d’être en harmonie physique et psychologique.
Au moment de passer sous le viaduc, j’ai une pensée émue pour mes parents, supporters inconditionnels qui avaient pour habitude de m’accompagner sur les courses avant que le glaucome de mon père ne lui interdise tout déplacement. Passionné de ce type d’ouvrage, il aurait tant aimé être là pour admirer cette construction pharaonique et la victoire de son fils. Millau avec mon frère, ça fait presque 30 ans qu’on en parle dans la famille… La vie n’a pas voulu que nous le courions ensemble, mais il est là à mes côtés veillant sur moi. Nos parents, bien que constamment en relation avec nous au téléphone ne sont pas là, eux, pour voir leurs deux fils vivre ces moments uniques. L’émotion m’étreint alors, lorsque je pense à tout cela.

Mon frère Patrick

En haut de Creissels la vue est unique, magnifique. Vincent (Bompart) m’avait raconté le sentiment qu’il avait ressenti à la vue de ces lumières tout en bas qui illuminent la ville. Même si pour moi le spectacle est de jour, il n’en est pas moins imposant. Je bascule dans la descente sans retenue, assuré maintenant de ne plus avoir à être économe. Alors que je m’étais imaginé que les cuisses risquaient de me faire souffrir le martyre, je ne ressens pas la moindre douleur. J’ai en mémoire la description que l’on m’avait faite du vainqueur des deux dernières éditions descendant à moins de 9 km/h, ici même, l’an dernier. Quelle victoire aussi pour l’entraîneur que je suis et la méthode de préparation que j’ai choisi d’adopter. J’ai toujours pensé que le travail excentrique était la clé de ce genre de parcours. Les multiples sorties effectuées autour de mon village dans la montagne de Reims et sur les coteaux de la vallée de la Marne, en cumulant le plus de dénivelé possible, m’ont vraiment permis d’être prêt à affronter la rudesse du tracé millavois, tout en préservant mon intégrité physique.
J’avale dans la foulée le dernier « coup de cul » situé à Raujolles. C’est ensuite l’entrée dans le village de Creissels, puis la piste cyclable avant d’arriver à Millau. Je ne sais pourquoi, j’ai une affection toute particulière pour ce passage, déjà lors des reconnaissances. J’éprouve souvent ce sentiment en compétition d’avoir autant d’attirance pour certains endroits que de rejet pour certains autres. C’est aussi instinctif qu’inexplicable.

Je me sens plus détendu tout à coup dans cette partie qui me semble familière. J’emprunte le couloir étroit réservé d’habitude aux piétons ou aux vélos. La route étant neutralisée, les dizaines de cyclistes sont restés sur celle-ci envahissant toute la chaussée. Je ne peux m’empêcher de contempler ce spectacle magnifique et irréaliste. Combien sont-ils ? Trente, quarante ? Simon qui est resté près de moi me demande ce qui se passe, inquiet de me voir me retourner sans arrêt.
« Ça va Papa ? ».
« Oh oui, mon fils … ça va … Je regarde, je profite, je savoure… ».
Sur un parking au loin je vois Patricia et Sandrine, mes anges gardiens, qui font probablement un énième pointage. Arrivé à leur hauteur je lève un poing rageur accompagné d’une mimique qui ne l’est pas moins. Toute cette tension qui s’échappe tout à coup… Comment ne pas partager intensément avec celle qui chaque jour me supporte ? Le verbe prend ici tout son sens et n’a jamais été aussi bien employé. Sans elle, il me serait impossible de réaliser tout cela. Je mesure à quel point j’ai la chance d’être entouré de proches compréhensifs et attentionnés.

Huitième partie :  L’apothéose

La pancarte Millau. Nous y sommes. J’arrive sur le pont Lerouge. J’ai tant lu les exploits des glorieux anciens sur les traces desquels je cours. Je ne suis même pas submergé par l’émotion comme j’aurais pu l’imaginer (si tant est que j’aurais pu avoir cette audace). Je n’arrive tout simplement pas à y croire. On vient à ma hauteur, on me félicite. « Bravo Bruno » « c’est gagné » « Tu l’as fait » « Tu vas entrer dans la légende » « C’est la plus belle ».
Et moi qui me surprends à me répéter : « Tu vas gagner Millau, tu vas gagner Millau … ».
« Qu’est-ce que tu dis Papa ? » me demande Simon.
« Rien mon grand … rien … »

Mon grand fiston, Simon

Au fur et à mesure que l’on avance dans la ville, la foule se densifie. Place du Mandarous c’est carrément noir de monde. Les applaudissements et les encouragements me submergent d’émotion et dans un geste réflexe, je m’arrête presque pour saluer cette foule incroyable, en ôtant ma casquette afin de leur signifier ma reconnaissance. Je parcours le dernier kilomètre dans un état second où, tour à tour, je lève les bras pour remercier tout en essayant de m’imprégner de ces moments uniques, en cherchant du regard mes enfants, mon frère. Eux aussi sont portés par cette ambiance exceptionnelle.

Bruno fait l'avion

La fin n’est que du pur bonheur. Ce final qui m’avait semblé interminable à l’entraînement ressemble à une apothéose. L’entrée dans le parc de la victoire, si bien nommé (car arriver jusqu’ici en est une quel que soit le résultat) est encore un moment d’émotion intense. Je me libère enfin totalement. Je me lâche même à vrai dire et la montée pour accéder à la salle des fêtes me permet enfin d’exprimer toute ma joie.

L'arrivée !

Ensuite, c’est un tourbillon dans lequel je tombe sans m’en rendre compte. Les micros se tendent, les flashs crépitent, je perçois à peine tout autour, la foule nombreuse venue assister à l’arrivée de ces coureurs qui, parce qu’ils ont fini Millau, ont le droit à l’admiration et au respect. Oh bien sûr, je n’ai pas fait une si grand-chose. Je n’ai pas sauvé de vie ou sacrifié la mienne. Ce n’est que du sport, mais que c’est bon de se sentir aimé comme cela …
Alors je vais partager ma joie et mon émotion en parlant et en parlant…
En disant que je réalise un rêve de gosse. Heu … Non, même dans mes rêves les plus fous je n’osais pas y croire. Que je suis honoré d’inscrire mon nom aux côtés des plus grands. Que je suis fier d’avoir couru pour un simple diplôme à l’heure où notre société et le sport, à l’image de celle-ci, est devenu si mercantile. Qu’il ne faut pas toucher à ce mythe que sont les 100km de Millau. Je rends hommage à Serge Cottereau. Il est dans la salle, je ne le savais pas. On le fait monter pour me rejoindre. Chacune de mes phrases est ponctuée par une bronca d’applaudissements. Le rêve se poursuit. Je suis au paradis…

Au micro

Dernière partie :  L’épilogue

Quand je descends de la plateforme surélevée qui sert de ligne d’arrivée, je peux enfin étreindre Patricia que j’avais aperçue dans la foule. Que c’est bon ce moment de calme furtif … Les félicitations affluent de toute part. Mais une sollicitation bien particulière m’attend car un contrôle antidopage est prévu pour les quatre premiers et une charmante demoiselle a pour tâche de me suivre partout jusqu’à ce que j’ai accompli les formalités prévues. Moi qui ne me suis pas arrêté une seule fois durant la course pour satisfaire à ce besoin naturel, je me sens mal embarqué.
On me propose une bière. « Heu … Non merci … Pas tout de suite. » Ce sera de l’eau pétillante.
Les autres coureurs arrivent à leur tour, je remonte sur la plateforme pour saluer Christophe Morgo et lui traduire ainsi mon respect. Puis c’est au tour d‘Emmanuel Conraux que j’accueille en bas cette fois. Il est temps maintenant de se plier à d’autres obligations, celles de la presse écrite et des radios. On nous trouve un endroit au calme pour faire les interviews.

Ma charmante hôtesse ne m’a pas lâché. Je sors de la salle pour aller retrouver dehors tous mes proches. J’ai bien sûr tous les regards fixés sur moi et c’en est presque gênant. Je sens à la fois de la distance et du respect, or j’aimerais pouvoir communiquer avec tous ces gens afin qu’ils sachent que je suis accessible. Je n’ai pas oublié ce jour de janvier 1996 où à l’arrivée de Rognonas alors que je venais de finir mon premier 100km, je n’ai pas osé aller saluer Bernard Curton, le vainqueur, qui est pourtant le plus simple et le plus affable des hommes.
Je rejoins enfin toute la tribu. Notre bonheur est simple et sans excès. Nous parlons presque comme s’il ne s’était rien passé et cela tranche terriblement avec les instants que je viens de vivre.
Il est temps d’aller satisfaire au contrôle, car l’heure autorisée pour cela se termine, quand j’entends abasourdi que Rodolphe Jaccotin arrive. Jamais je n’aurais imaginé qu’il puisse finir de la sorte et à une telle place. Je suis impressionné et je ne manquerais pas de lui faire savoir par la suite quand lui aussi devra attendre, longuement et patiemment, que l’envie ne le saisisse à son tour. Cette obligation étant effectuée, nous pouvons rentrer chez nos hôtes pour une douche bien méritée. La journée est loin d’être finie car nous nous étions promis quoi qu’il arrive de nous retrouver à l’arrivée avec les meneurs et je compte bien être à l’heure à ces rendez-vous.

Jusqu’à 2h du matin je vais assister aux mêmes scènes, aux mêmes gestes de bonheur. Chaque arrivant a le visage illuminé lorsqu’il franchit la ligne d’arrivée. Quel que soit le sexe, l’âge, la performance, il semble n’y avoir ici que des vainqueurs. La salle des fêtes est une ruche bourdonnante qui ne désemplit pas. Et lorsque je la quitte, fauché par la fatigue, c’est un sentiment de plénitude et de sérénité qui m’accompagne.

C’est cela la magie de Millau. Cette course est envoûtante et je suis tombé sous son charme. Je comprends alors tout ce qui fait son histoire, sa légende. Je réalise que je suis là aux racines de la course à pied, aux origines de ce mouvement initié par quelques rebelles qui rêvaient de l’ouvrir à tous et de la faire sortir des stades. Un sentiment de fierté m’envahit lorsque je réalise que je suis maintenant, moi aussi, un pan de cette légende.

 

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