A l’issue de ma victoire, en 2005, j’ai promis, sur le podium, de revenir l’année suivante. Comme je suis quelqu’un qui tient ses promesses, je suis au départ de cette course. Mais hélas sans l’entraînement qui sied à un vainqueur potentiel. Car mon corps m’a rappelé que c’est lui qui décide et qui commande.

1) Flash back et rappel du contexte

Du rire aux larmes
– 24 Septembre 2005. Je remporte les 100km de Millau. Je ne touche plus terre. C’est le bonheur absolu.
– 30 Octobre 2005. Victoire aux 3h de Flavy le Martel. Ce n’est pas Millau, mais je ne suis toujours pas redescendu de mon nuage.
– 4 novembre 2005. Cross du collège. Je fais appel à un parrain, ancien élève qui va devenir célèbre : Yohann Diniz. Du coup, 3 jours sans courir à cause du boulot. Cela ne m’arrive jamais.
– 7 novembre 2005. Reprise et patatras : douleur dans la zone du bassin. Je termine ma séance de VMA clopin-clopant en ignorant que je suis parti pour 4 mois de galère.
Diagnostique après moult examens et tâtonnements du milieu médical : Inflammation de la symphyse pubienne. La remise en cause même de ma pratique sportive est au centre des discussions.
– Hiver 2006-2007 : rongé par le manque d’activité physique, je confisque le VTT de Simon, mon grand fils.
– Printemps 2006-2007 : j’investis dans un fidèle coursier tout carbone. Je suis en train de devenir cycliste …
– Mars 2006 : 20 minutes de footing sans (presque) de douleur. Enfin ! Cela suffit à mon bonheur.
– Avril 2006 : premiers footings vallonnés. Tiens, tiens, pourquoi vallonnés ?
– Mai 2006 : premier dossard depuis 6 mois sur une petite course au saucisson. Cela vaut 38’ au 10km. Je mesure à la fois l’immensité du chemin à parcourir et les effets irréversibles de l’âge quand on prétend continuer le sport à haut niveau. N’est pas Jeannie Longo qui veut…

Une montagne à gravir
Dès lors, étant capable de courir de nouveau sans contraintes, un seul objectif m’obsède : Millau. Être présent au rendez-vous, fixé là bas, l’an dernier, lors de mon arrivée victorieuse. La course contre la montre est engagée pour être prêt le 23 septembre.
Oublié le simple bonheur de pouvoir gambader. En plus d’avoir perdu ma VMA, j’ai aussi perdu la mémoire et effacé ces moments de détresse durant l’hiver. Quand j’aurais tout donné pour simplement courir, en ne demandant rien d’autre que de pouvoir mettre un pied devant l’autre et recommencer sans douleur.
J’ai promis à l’arrivée que je serai présent en 2006 et je ne suis pas du genre à manquer à ma parole même si je sens bien que la tâche risque d’être … Difficile quand je suis optimiste …. Insurmontable quand le moral pique un peu du nez.
Pourtant, je ne me vois pas être ailleurs le jour J. Le projet des meneurs d’allure est reconduit. Et sur le forum, peu à peu, prend forme un rendez-vous qui s’annonce mémorable et par conséquent immanquable.

J’y vais, j’y vais pas ?
Je mets donc le bleu de chauffe en essayant de rattraper ce qu’on ne rattrape jamais. Comme il m’est difficile de faire autrement que de le consulter, mon cahier d’entraînement me fournit chaque jour les preuves que cette maxime est décidément implacable. Parfois, l’idée me traverse l’esprit : « Et si je n’y allais pas ? ». Une petite blessure ? Une excuse bidon ? Je suis partagé entre la quasi-certitude de ne pouvoir retrouver cet état de grâce que j’ai connu l’an dernier et l’envie de revenir sur ces lieux qui furent synonyme de tant de bonheur.
Comme un bon film que l’on a envie de voir de nouveau, j’ai envie d’humer cette ambiance unique, de courir dans ce cadre magnifique, de croiser à nouveau tous ces courageux, les copains, d’entrer dans le parc de la Victoire (si bien nommé, car cela en est une pour chaque arrivant), d’entrer dans la salle des fêtes, de partager avec mes proches.

N’est pas Longo qui veut
Pourtant, curieusement, après avoir connu la consécration ici, je n’arrive pas à trouver une motivation à l’échelle du défi qui se profile. Si l’an dernier, j’étais consciencieux et régulier à l’entraînement, j’ai cette année des « pannes » hebdomadaires qui laissent des vides sur mon cahier d’entraînement. La grande évolution c’est qu’il y a quelques années, cela n’arrivait pas. Depuis un ou deux ans, quand la tentation de préférer le confort douillet de la maison occupait mon esprit, la culpabilité me faisait bien vite enfiler les chaussures. Cette année, je peux avoir deux jours de repos dans ma semaine sans que cela ne provoque le moindre remord. Étrange … Cela en dit long sur l’évolution mon état psychologique. Je prends conscience de l’usure du temps qui fait son office, dans ce domaine aussi. Faire du sport à 46 ans, c’est réalisable, mais ambitionner de rester à haut niveau, c’est une autre paire de manches. N’est pas Longo qui veut, je vous dis !

Le doute et la pression s’installent
Je limite la casse en essayant, coûte que coûte, de maintenir les séances clés : VMA, EMA, Sorties longues. Si je fais repos, je décale tout pour garder ces entraînements de qualités. J’allonge les sorties longues pour compenser le manque de kilométrage global. Je souffre de la comparaison avec 2005, mais je dois aussi m’efforcer d’être lucide sur mon état de forme. Si une de mes forces est de bien me connaître, je dois accepter de regarder les choses en face. Je n’ai donc pas d’autre alternative que de m’accrocher en faisant avec les moyens du moment.
Parfois, j’envisage de ne pas y aller, mais bien vite, les aspects positifs de ce week-end Millavois effacent ces pensées négatives. Du coup, il ne me vient pas à l’esprit de faire des compétitions préparatoires. Je n’en ai d’ailleurs pas envie. Je m’entraîne sur mes parcours fétiches avec mon suiveur fétiche.

Durant tout ce temps, il n’est pas un jour sans que mon esprit me transporte dans l’Aveyron. Avec le même sentiment de vouloir à la fois y être, tout en redoutant d’y être. Les sollicitations sont de plus en plus nombreuses à mesure que le jour J approche. Elles me rappellent mon succès de 2005 et c’est toujours par rapport à celui-ci que je dois me situer et me justifier. La victoire est toujours évoquée. Comment pourrait-elle ne pas l’être d’ailleurs ? On ne va tout de même pas me souhaiter d’arriver dixième !
Peu à peu la pression s’installe. Le doute aussi concernant l’appréciation qu’auront les gens en cas de non-victoire (échec et défaite sont des termes inappropriés à mon sens). L’angoisse du « combat de trop » m’étreint à nouveau.
Il aurait été si beau, si simple de partir sur une victoire…
Mais le piment de la vie est-il de faire des choses simples ?

2) Le retour

Une affaire de famille
La course à pied chez les Heubi s’envisage en famille. J’ai la chance que cela soit partagé par mes proches, qui me procurent un soutien inestimable. Le déplacement à Millau se fait donc au grand complet. Les quelques jours d’école manqués et la nuit à l’hôtel pour le voyage agrémenteront le côté aventure et souderont davantage les liens qui nous unissent avant le jour J.
Arrivés sur place, nous nous installons chez notre famille d’accueil : Arlette et Robert Bompart. Je n’ai pas utilisé cette expression au hasard car je suis certain de ne pas être mieux accueilli chez les miens.

Déjà, Daniel, le concepteur du DVD 2005, me donne rendez-vous pour faire le point au sujet de celui de l’édition 2006, qui promet d’être un collector. La famille est bien plus grande qu’on peut le croire en fait …

Dans l’ambiance
Juste le temps en début d’après-midi d’aller en voiture m’imprégner de la 2ème boucle du parcours et le rendez-vous avec les meneurs arrive déjà. Pas de doute, nous sommes à Millau. Quelques interviews à donner et à faire pour le DVD.

La rencontre avec les membres du forum, des coureurs qui viennent me saluer… J’aime ces instants d’échange. Ces moments d’avant course pendant lesquels on refait le monde. Où le plaisir de se retrouver rend les personnes communicatives. Lorsque la proximité de l’objectif fait tout simplement de nous des gens heureux.

Le temps passe vite jusqu’à ce que Patricia me rappelle à l’ordre en m’indiquant l’heure qui tourne et la nécessité de penser à me préserver. C’est vrai que ma gorge donne depuis mercredi les signes d’une rhino-pharyngite qui s’installe et dont je sais qu’elle tournera à la bronchite comme d’habitude. Quel sera l’impact de ce grain de sable supplémentaire, demain ? Pas le temps d’y penser car c’est une joyeuse tablée qui nous attend chez les parents de Vincent à quelques centaines de mètres du parc de la Victoire. L’ambiance bon enfant m’évitera de « psychoter » même si c’est à une heure bien trop tardive à mon goût que nous allons nous coucher.

Derniers préparatifs
Le réveil n’a pas besoin de sonner bien fort pour que je sois parfaitement réveillé à 6h15. Direction la douche que je n’ai pu prendre hier soir comme j’en ai l’habitude. Préparation de la tenue. Oui, mais que faut-il prévoir alors que le temps risque d’être venteux et humide ?
Vincent a la bonne idée de nous proposer de pointer dès l’ouverture (7h30) pour être débarrassé de cette formalité. Nous nous rendons donc au parc de la Victoire où malgré l’heure matinale flotte déjà dans l’air cette odeur si particulière d’avant course au-delà du marathon. Les individus, les visages, les regards se croisent dans un silence respectueux. C’est que chacun sait que l’autre mérite le respect. Que quel que soit son niveau, on remet les compteurs à zéro. Que l’on doit se montrer humble devant le défi qui nous attend tous.
En entrant dans la salle des fêtes, l’activité est déjà importante. Pourtant, personne pour nous accueillir au pointage. Le temps que le service se mette en place et me voilà le premier à être validé. Au moins, sur ce coup, je suis certain d’être le premier de quelque chose à cette édition 2006 !
Une interview avec les speakers qui animent déjà et il faut vite se sauver car les sollicitations arrivent de toutes parts.
Retour chez les parents de Vincent.
– Petit déjeuner habituel.
– Préparation des pieds avec de la crème anti-transpiration. Abondance de talc sur les pieds, dans les chaussettes et les chaussures.
– Pansements sur la pointe des seins après rasage préalable de la zone mammaire.
– Crème anti-frottement sous les bras et entres les cuisses.
J’enfile ma tenue. Je suis prêt !

Un sentiment de mal-être
L’animation est palpable tout autour où chacun, coureur, suiveur, s’affaire à la tâche qui lui incombe. L’an dernier, quelques photos avaient immortalisé l’événement. Cette année, il était prévu de garder encore quelques souvenirs mais j’ai un mal fou à sortir de ma chambre. Je me complais dans une espèce d’isolement que je peux attribuer, dans l’instant, à la volonté de me concentrer sur l’épreuve. Et après coup à une espèce de crainte d’affronter l’événement et les autres. Pas eux, mais ce qu’ils me diront. Des mots d’encouragement bien sûr, des références à cette seconde victoire qui se profile, inévitablement. Rien que de bonnes intentions là-dedans, mais qu’à ce moment, je n’ai pas envie d’entendre et auxquelles je n’ai pas envie de répondre.
Je sais, je sens au plus profond de moi que c’est déjà perdu d’avance.


Noël, probablement las de m’attendre, a déjà rejoint les autres. Nous nous dirigeons avec Vincent vers le parc de la Victoire. Je me rends compte rétrospectivement que j’ai dû lui faire manquer le rendez-vous avec les autres meneurs, les membres du forum ainsi que les coureurs désireux de le suivre. J’ai un peu honte de cet égoïsme.
La fanfare précède les coureurs comme c’est la coutume. Arrêtés à l’entrée du parc, nous voyons ce long cortège défiler devant nous. Le meilleur endroit pour moi qui voulais m’isoler….
Lorsqu’enfin les meneurs arrivent, nous partons groupés par une rue annexe pour précéder le peloton et sacrifier aux rituelles photos avant le départ. Ce même sentiment de malaise m’envahit au moment de me retrouver devant toute cette foule. J’en profite donc pour m’éclipser discrètement.
L’insistance de Christian Reina, le speaker, se demandant où j’étais passé, me fera sortir de ma position en retrait pour retrouver les autres. Je dois assumer.

Au lieu de profiter de l’instant, de savourer ces moments uniques, de jouir de cette chance d’être là, c’est toujours le même sentiment qui me submerge. Je n’ai qu’une hâte, que le coup de pistolet libère la foule et me délivre à mon tour.

3) La course

Départ groupé
10, 9, 8, 7 …. Patrick Gineste, l’un des deux boss de l’organisation, égrène les secondes comme à l’accoutumée. Les coureurs reprennent à pleine voix comme c’est la tradition ici, traduisant le bonheur qui transparaît dans ce peloton. A la fin du décompte final, chacun enclenche dans un réflexe immuable son chronomètre. C’est parti ! A cet instant, un sentiment de soulagement m’envahit. On y est enfin. Fini d’en parler, de s’y voir, de l’imaginer, il est temps maintenant de passer aux actes et de savoir.
Dès les premiers hectomètres, je m’efforce de trouver le rythme du jour en me concentrant sur mes sensations.

Peu à peu, un peloton se forme derrière moi pour finir par rassembler tous les principaux favoris, sans qu’aucun ne prenne les devants. Signe de respect ou marquage à la culotte ? Sur le coup, cette situation m’irrite. Tous ces coureurs sur mon porte-bagages, ce n’est pas la configuration tactique que je préfère.

J’ignore alors que seul, le « scud » espagnol Verges-Berar est parti sur des bases totalement inconscientes.

Après quelques kilomètres, l’apparition des premiers vélos rompt l’harmonie de notre groupe. Un premier « garnement » en profite pour prendre la poudre d’escampette, entraînant avec lui, tour à tour, ceux qui trouvaient que mon rythme pépère ne correspondait pas à celui qu’il faut adopter pour viser la victoire. Le cinquième kilomètre atteint en 22’07 (40 secondes de plus qu’en 2005) indique, comme je l’avais prévu, que je suis moins bien que l’an dernier. De toute façon, je n’ai rien d’autre à faire que de gérer ma forme du jour et continuer sur ce tempo en attendant de voir comment cela évolue à l’avant.

Le calme avant la tempête
En dehors du fait que le déroulement de la course ne ressemble en rien à celui de l’année précédente (pourquoi d’ailleurs le devrait-il ? C’est naïf de penser cela) je retrouve avec ravissement le parcours. Lui au moins ne me surprend pas, si ce n’est de découvrir tout ce que je n’avais pas eu le loisir d’admirer la première fois. Les kilomètres défilent vite. Ceux qui sont restés avec moi et ont choisi de calquer leur course sur la mienne, s’efforcent chacun à leur manière de gérer ces routines de début de course. Ravitaillements réguliers et abondants, échanges complices avec le suiveur, tout baigne toujours pour tout le monde en début de course.
Jusqu’au semi, les conditions de course sont presque idéales. Certes, un petit vent souffle très sensiblement, mais je trouve qu’il nous rafraîchit presque. C’est donc sans retenue que j’assure le tempo sans chercher à m’abriter, comme je sais le faire en d’autres occasions.
Les premières gouttes apparaissent à Peyreleau, au moment où les premières difficultés surgissent aussi, rompant ainsi l’harmonie du groupe. Chacun gère à sa façon. La mienne est toujours soucieuse d’être économique et c’est sans inquiétude que je laisse partir ceux qui ont des fourmis dans les jambes. La pluie est de plus en plus forte jusqu’à ce que le ciel déverse de véritables seaux d’eau sur nos têtes.

Je fais le dos rond, comme tout le monde. Il est clair que ces conditions vont changer la donne. Celui qui saura le mieux s’y adapter et les supporter a des fortes chances de voir la victoire lui sourire. Je m’efforce donc de faire en sorte que les éléments n’aient aucune prise sur moi.

Etat des lieux
Dans ce groupe ; il y a un coureur avec lequel j’ai des affinités. Il s’agit de Jean-Marc Bordus. Cela fait quelques années déjà que nous faisons route commune sur les 100km de l’hexagone. A une période, il méritait sans conteste d’intégrer l’équipe de France. Les fameux critères de sélection n’ont pas voulu prendre en considération ce garçon charmant qui aurait apporté son expérience et son dévouement à l’équipe. Il avait sa place dans la « dream-team » (**) et l’état d’esprit qui prévalait dans ce groupe. Habitué des départs plus rapides, je suis surpris qu’il calque sa course sur la mienne. « C’est l’effet Heubi ! » me glisse-t-il en se marrant à l’occasion d’un bref échange entre nous. Comme moi, il doit penser que ça va « péter » à l’avant. D’autant que la majorité des fuyards est composée de novices. Sur ce parcours, je connais la musique …

En ce qui me concerne, je sais bien que des coureurs comme Bernard Bretaud (1) sont capables de passer en 2h50 au marathon sans avoir puisé le moins du monde dans leurs réserves. J’ai connu cela il n’y a pas si longtemps. Courir un marathon à 15km/h était une aimable plaisanterie. Même pas mal … Je n’ai donc pas d’inquiétude particulière à l’annonce des écarts qui ne cessent d’augmenter. Comme j’ai prévu un passage en 3h05 au marathon, je sais qu’un quart d’heure de retard est tout à fait plausible. Les rattraper, c’est une autre affaire …
(1) Bernard vaut moins de 7h au 100km. C’est un garçon d’une grande gentillesse. Sa discrétion ne l’a pas aidé lorsqu’il a appris, quelques semaines avant Millau, que « les critères de sélection » n’avaient pas permis de la retenir pour les championnats du monde en Corée.
(**) équipe de France des 100km de 1999 à 2002

Premières indications
Le croisement, à partir de la place du Mandarous, permet de voir les coureurs qui nous précèdent, et d’évaluer les écarts qui, en l’occurrence, sont conséquents. Bernard Laroche, par exemple, sort quand j’y arrive. A la différence de l’an dernier, mon temps de passage en 3h08 me prouve que c’est davantage moi qui traîne un peu qu’eux qui sont partis sur des bases inconsidérées. C’est peu après la sortie de Millau que la course avait basculée en 2005. Je suis impatient d’en avoir fini avec « l’apéritif » du marathon pour passer au plat de résistance.
La pluie revient après un bref intermède. Je rattrape Patrick Bruni en haut de Raujolles. Cela me laisse à penser qu’une fois encore, le scénario de la course par l’arrière va se dérouler aujourd’hui. Pourvu que j’aie un premier rôle …
L’ascension de la côte du viaduc se fait sous des trombes d’eau. L’année dernière beaucoup s’y sont grillés, au sens propre comme au figuré. Cette fois, il faut d’y éviter d’y sombrer … Dans les deux sens aussi !
Au sommet, j’ai perdu du terrain sur mes deux derniers compagnons de route. Les autres avaient déjà tous disparus peu à peu par l’arrière. Seul Jean Marc Bordus nous a lâchés à l’approche de Millau.
J’ai monté la côte sans trop me livrer mais la bascule vers St Georges ne se fait pas aussi bien que je l’espérais. Les jambes sont de plus en plus dures et j’ai des difficultés à m’alimenter. Mon frère a la charge de me passer un gel menthe toutes les 30 minutes environ. A partir du 30ème, j’ai allongé à 40. Même en espaçant ainsi, j’éprouve des difficultés à m’alimenter.

Tiergues, le juge de paix
Nous abordons le passage entre St Georges et St Rome. Il n’en finit pas ce long bout de route en faux plat de 7 kilomètres environ, coincé entre les deux difficultés majeures. Je m’efforce de garder une allure rythmée car je crains de m’endormir un peu sur un tel terrain. D’ailleurs, la fraction de 5km qui correspond est à 30 secondes près parcourue à la même vitesse que l’an dernier. Je vois au loin quelques coureurs que je prends en point de mire et sur lesquels je semble gagner un peu de terrain.
Nous approchons du juge de paix : la côte de Tiergues. Ce n’est pas moi qui le dis mais ceux qui, depuis 35 ans, organisent cette course : à l’aller ou au retour, c’est ici que la course se gagne. Dès le pied, j’aperçois Bernard Laroche, triple vainqueur, arrêté, en train de se frotter la cuisse droite. C’est avec un large sourire qu’il m’adresse un encouragement.  Quel état d’esprit !
Au loin, je vois encore d’autres coureurs sur lesquels je remonte peu à peu. Je commence à croire qu’une fois de plus j’ai choisi la bonne stratégie.
La pluie revient, moins violente mais néanmoins gênante car lorsqu’elle n’est pas diluvienne un vent tourbillonnant l’accompagne. Sans forcer outre mesure, je rattrape un coureur à l’allure peu orthodoxe. Foulées saccadées, buste courbé vers l’avant, le corps penché vers la droite, il semble souffrir mais progresse néanmoins à un rythme régulier. En le doublant, je ne reconnais pas Jean-François Banck, ancien vainqueur aussi. Après l’avoir distancé un peu, il revient à ma hauteur au niveau des épingles pour me dépasser à son tour. Je ne m’en inquiète pas car j’ai prévu de changer de chaussures au sommet et il ne sert à rien de dépenser de l’énergie inutilement. Je rattrape néanmoins un autre coureur à la dérive juste avant de procéder à mon changement de pneumatiques.
Vues les conditions de course, j’ai prévu de changer aussi de chaussettes et de procéder à un séchage-talcage des pieds. Du coup, l’arrêt est plus long et plus compliqué que prévu.
Chaussé de sec, je double à nouveau le coureur à la dérive avant d’apercevoir, juste avant de basculer vers la descente, Benoit Laval en train de marcher. Un petit encouragement au passage à celui que j’avais placé parmi mes favoris, en raison de ses aptitudes aux terrains vallonnés et à sa polyvalence.
La longue descente vers Saint Affrique s’effectue contre un violent vent de face. Je commence à prendre conscience que je ne suis pas dans le coup car les sensations sont mitigées dans cette partie où j’avais déroulé facilement l’an dernier.
Peu avant d’arriver dans la patrie de Serge Cottereau, je commence à croiser les premiers qui entament l’ascension. Régis Lacombe, Christophe Morgo, Patrice Bruneteau (dans l’ordre) se tiennent dans un mouchoir de poche. Bernard Breteau suit à distance. Je mesure, de ce fait, l’écart qui me sépare de la tête de course. La traversée de la ville confirme mes impressions. Je sens ma foulée s’alourdir et l’énergie me manquer.

La messe est dite
Dès le début de la remontée, j’ai l’impression d’être collé à la route. Comme souvent en pareil cas, j’essaie de me concentrer au maximum sur l’effort à accomplir. Cela s’accompagne inévitablement d’un repli sur soi qui frustre les accompagnateurs. Impuissants à constater que la communication est coupée et que le coureur entre peu à peu dans un processus irréversible.
Qu’elle va être longue cette côte … La prise de conscience que c’est « râpé » s’ajoute et se cumule à la difficulté physique. C’est dans ces instants, oui, que le fameux mental entre en jeu. Je ne marcherai pas ! Avancer, coûte que coûte… Un pas, puis l’autre et recommencer. J’ai souvent dit que la course à pied ne se résumait pas à cela mais là, il n’y a pas d’états d’âme à avoir. Arriver en haut : seule cette motivation m’anime.
Simon a beau faire cracher la sono qui débite des morceaux rocks que j’avais soigneusement choisis pour leur rythme entraînant. (« C’est toi qui as choisi la musique ? » me demande mon frère interloqué par tant de décibels). Ma cadence à moi ne se modifie pas. L’arrivée en haut est ressentie comme un soulagement. Je peux enfin lever le nez. Profiter du croisement avec les autres coureurs. Échanger des encouragements.
En plus de s’inquiéter de mes choix musicaux, Patrick se désespère du temps qui tourne et de mon incapacité à me ravitailler comme prévu. Je sens bien qu’il partage mon désarroi, et qu’il est peiné pour moi. Ses échanges avec mes autres suiveurs (que j’arrive à saisir) en disent long sur ses inquiétudes. Du coup, il hésite à me forcer à appliquer la stratégie prévue. C’est donc plus pour le rassurer que je me force à ingurgiter un gel. Ce qui, avec le recul, est proprement incroyable. C’est dingue comme dans ces situations, la lucidité fait toujours défaut.

La magie de Millau
La descente vers Saint Rome se fait sous un nouveau déluge de flotte. Les coureurs en sens inverse sont nombreux maintenant. Et c’est alors que la magie de Millau s’opère. Cette fois, pas question de ne pas profiter de ces moments si particuliers. Je ne veux louper personne. Les meneurs d’allure, les copains, les anonymes… Je veux tous les voir et leur rendre le petit mot, le signe qui traduit de ce respect et de cette convivialité partagée entre les centbornards. C’est râpé pour le classement final alors je peux bien perdre un peu de temps et d’énergie à communier avec les autres. D’autant qu’à ma grande surprise, les encouragements sont plus nombreux que lorsque j’étais en tête l’an dernier. Cela me touche énormément. Bien plus que si j’étais à nouveau sur le devant de la scène car cela traduit bien plus qu’un simple claquement des mains.
Durant cette partie de course, Simon, mon plus grand fils, essaie de faire de son mieux pour ne pas que je baisse pavillon.

Il a les mots qu’il faut pour me donner du baume au cœur. Pas parce qu’il trouve la bonne formule mais surtout par la conviction que je mesure au ton de sa voix. Je peux me rendre compte à quel point il partage ma souffrance et ma détresse et cherche à m’aider, me motiver. Il n’est pas coutumier du fait, à l’inverse de Quentin, dont l’esprit de compétition se rapproche du mien. C’est donc une source de motivation et de satisfaction supplémentaire de le sentir autant concerné par ma course et qu’il me le fasse savoir si concrètement.
Quentin lui aussi y va de son mot gentil : « Allez Papa, c’est super c’que tu fais ! » Ben non c’est pas super. Ce qui l’est, c’est que tu me le dises parce que justement, ça ne l’est pas. Que vous soyez tous autour de moi. Que tu t’intéresses autant à ce que je fais. Que nous partagions ces moments qui nous font nous sentir tellement vivants. J’ai ce privilège de pouvoir vivre ma passion avec le soutien de mes proches.

La communion, pas la crucifixion
Je ne sais pourquoi, mais j’ai eu l’impression, dès la première fois que j’ai vu ce parcours, qu’après l’ennuyeux tronçon St Rome-St Georges, la course était quasi terminée. Il reste pourtant 10km, mais Millau est là, juste derrière. On la sent, on la devine. C’est donc avec cet état d’esprit que j’arrive au pied de la dernière difficulté.
Mes suiveurs m’indiquent que le coureur derrière moi refait peu à peu son retard et se rapproche à moins de 2 minutes. Cela ne me fait ni chaud ni froid. 8ème, 10ème, 5ème quelle différence, quelle importance ? A cet instant ce n’est pas un argument pour me faire réagir. J’ai mis le pilote automatique depuis St Affrique. Une cadence qui me permet d’avancer sans éprouver de frustration, tout en me préservant des douleurs qui peuvent accompagner les fins de course où l’on pousse son corps à ses limites. Ce n’est donc pas une place de plus ou de moins qui va me faire quitter mon (relatif) confort.
Pour autant, je suis bien décidé à monter cette côte « comme il faut ». C’est une question de respect vis-à-vis de tout le monde. D’ailleurs, je constate que malgré la situation, je n’ai jamais envisagé le moins du monde de laisser tomber. Il aurait pourtant été facile d’évoquer cette affection respiratoire d’avant course.
De prétexter des jambes durcies par les conditions de course.
D’avancer un estomac incapable d’estomaquer.
D’arguer d’une météo aux antipodes de celle qui m’a vu triompher, rendant mon corps fragilisé par le froid, le vent et la pluie.
Et même, pourquoi pas, l’investissement pour le projet des meneurs d’allure, la débauche d’énergie la veille pour organiser sa mise en place ?
Ainsi, j’évitais les justifications d’après-course. Avec un peu de compassion, je passais même pour une victime. Le scénario était bien ficelé, dommage que ce rôle ne soit pas fait pour moi, au final.
Alors, je monte cette dernière difficulté avec application. Mon frère s’étonne de la régularité de mon rythme face à la pente. S’attendait-il à me voir planté là, à la vue de mon allure lors des derniers kilomètres ? Je prends tout de même systématiquement 3 minutes de plus que l’an dernier par fractions de 5 kilomètres. C’est le tarif 2006.

Les filles
Je sais que la course touche à sa fin et que même si je suis pressé d’en finir, il y aura comme à chaque fois ce vide de l’après.
Que la course ait été conforme ou non aux attentes. On vient de vivre des moments intenses avec mes suiveurs. Comme dans tous ces instants de partage que la vie nous offre, on n’a pas envie de quitter ceux qu’on aime ou qu’on apprécie.
Autant l’an dernier, la communication avec Patricia et Sandrine dans la voiture avait été parfaite, autant cette année, les conditions de course ont réduit cette relation à sa plus simple expression. La présence de son petit Kélian (6 mois) dans le véhicule (même si Manon a joué les nounous) a diminué la disponibilité de ma pointeuse-chronométreuse préférée. Mais c’est surtout l’absence totale d’enjeux concernant les écarts avec les autres concurrents qui a réduit leur participation dans ce domaine à la portion congrue.
Pourtant, leur présence a été une aide précieuse pour mes suiveurs qui trouvait là un appui logistique confortable et pour moi qui puisais du réconfort à croiser les regards impuissants de Patricia. A force de partager chacune de mes courses, elle doit finir par ressentir presque aussi bien que moi les sentiments qui m’envahissent dans ces moments-là.
La cerise sur le gâteau, cette année, c’est la présence de Manon, ma fille de 10 ans.

L’an dernier, encore trop jeune, moins concernée que les garçons, elle n’était pas venue. Depuis un an qu’on lui sert du Millau à toutes les sauces, pas question pour elle de louper ce rendez-vous dont elle a tant entendu parler.
Chaque fois que c’est possible, elle fait un bout de chemin en courant à mes côtés pour m’encourager. Quel dommage que le manque de lucidité dans l’action ne nous permette pas de mieux profiter des privilèges que ce sport nous accorde. Ce petit bout de chou va me gratifier, en entrant dans le parc de la Victoire, d’un geste que je ne suis pas près d’oublier. Quel bonheur et quel privilégié je suis, de pouvoir vivre tout cela en famille.

Voilà, c’est fini …
La côte du viaduc est enfin avalée. Millau est en bas à portée de main. La descente, qui pourrait être vertigineuse se fait sur un rythme de sénateur. Le vent contraire, des jambes sans ressort et une motivation en berne en sont les principales raisons. Je sens bien que cela irrite un peu Simon, qui m’admoneste de la voix. Les derniers kilomètres s’effectuent ainsi. Rien ne m’incite à me faire violence. Pas même lorsque Patrick, mon frère, me demande, en passant au 95ème kilomètre à Raujolles si les moins de 8 heures sont peut-être encore envisageables. Mon hochement de la tête, accompagné de quelques mots d’explication, suffit à l’éclairer.

La tristesse du temps a fait rester chez eux bon nombre de Millavois. L’an dernier, ce sont des rues grouillantes que je traversais. Les terrasses des cafés étaient noires de monde. J’entends encore la clameur qui avait accompagné mon passage sur la place du Mandarous, me rendant si démonstratif alors.
Cette ambiance 2006 accentue les sentiments qui m’envahissent à cet instant et rendent mon arrivée encore plus particulière. Quelques regards appuyés en direction de Patrick pour lui signifier : « Désolé grand frère ».  J’ai tellement de chance d’être soutenu et entouré que je me sens forcément redevable vis-à-vis de ceux qui me supportent si patiemment.
Je cherche Xavier, qui a dû rejoindre Sandrine.

Quentin est parti devant pour assister à l’arrivée. Il n’a pas digéré d’avoir loupé celle de l’an dernier en m’accompagnant jusqu’au bout. Simon et Patrick restent à mes côtés, fidèles au poste.
Il y a une vraie frustration de la part des suiveurs à Millau. Cette arrivée magique dans la salle des fêtes les prive de ces instants qui concluent une journée de partage et d’intimité.
A l’entrée du parc de la victoire une petite blondinette saute d’une voiture pour piquer un sprint en criant : « Attends-moi Papa ! » Je vais faire, à côté d’elle, les derniers hectomètres. Puis les derniers mètres main dans la main. A cet instant s’effacent toutes les pensées négatives accumulées durant toutes ces heures. Seul le bonheur simple d’en finir, avec ma fille si proche de moi, me comble et efface momentanément les frustrations.

Ce geste spontané est révélateur de ce que nous faire vivre ce genre de course. Il n’est pas question-là de simplement courir le plus vite possible du point de départ à l’arrivée. Un 100km (ou une épreuve au-delà du marathon) c’est bien plus que cela. Une enfant de 10 ans qui le vit pour la première fois peut le saisir.

Épilogue
Dès la ligne franchie, c’est le moment des explications et des justifications. Je vais donc répéter inlassablement ces raisons qui font que je ne suis pas aussi déçu qu’on pourrait le croire. Je savais que ma préparation, réduite à quelques mois, les conditions de course (à l’opposé de celles de l’an dernier). Ce début d’infection respiratoire ne pouvait me permettre de connaître à nouveau l’état de grâce. J’ai cependant tenu ma promesse d’être présent cette année. Je voulais retrouver cette atmosphère si particulière, goûter à nouveau à cette ambiance unique de Millau. « Tu seras déçu » m’avait-on dit. Je ne le suis pas car je m’étais préparé à cette issue sportive. Et tout ce qui est périphérique à la course est conforme à mes attentes.

Le projet des meneurs d’allure est une expérience humaine exceptionnelle. Les retrouvailles d’avant et après course avec les membres de forum rendent les liens virtuels bels et biens réels. Et surtout riches de cette diversité qui fait le sel de ces rendez-vous.
Je ne sais si cette évolution de mon approche de l’événement est due à une nécessité (plus ou moins inconsciente ?) de mettre la performance au second plan, au regard de mes possibilités physiques déclinantes. En tout cas elle comble en partie ce vide et c’est sans doute cela l’essentiel. Elle me permet de vivre mon sport sous un autre angle, celui de l’échange et du partage. Ce récit d’ailleurs en est l’expression. Pourquoi se dévoiler autant si ce n’est pour que cela puisse apporter quelque chose à moi-même (faut pas exagérer tout de même, on ne se refait pas) et aux autres ?

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