Ce championnat du monde de 100km, avec l’équipe de France, à Taïwan, en 2003, restera, pour toutes les raisons que je vais évoquer dans ce récit, un des moments forts de ma carrière sportive.
Tant par son exotisme, que par son déroulement et son dénouement.
C’est la raison pour laquelle, j’ai voulu le partager …
Ambiances
Il fait déjà 26 degrés ce matin lorsque nous nous rendons sur le lieu du départ, reculé à 9h, car le président de la république Taiwanaise est venu assister à l’événement. L’ambiance est extraordinaire, des milliers de spectateurs, des enfants surtout, sont là, agitant leurs drapeaux, piaillant à qui mieux mieux. Un 10 et un 50Km nous accompagnent et lorsque le starter libère les coureurs, c’est un peloton énorme qui s’élance, nous débordant de toutes parts, nous qui étions pourtant placés dans un sas réservé aux participants du championnat du monde.
Prudence
Il ne s’agit pas de se laisser porter par le flot. Le premier kilomètre, tout en descente, passé en 4’11 me confirme que je suis parti prudemment. C’est bon ! Très vite, il faut zigzaguer entre les coureurs qui ralentissent déjà et se concentrer sur les premières difficultés qui se profilent à l’horizon. Dès le deuxième kilomètre, il faut déjà avaler un premier raidillon sévère qui va s’avérer de plus en plus difficile au fur et à mesure des tours. Au 4ème km, « c’est le Tourmalet ! » dira Bruno Blanchard. Deux kilomètres entre 5 et 10% pour les passages les plus sévères. Personne ne courra dans cette partie lors des derniers tours, pas même le futur champion du monde, Mario Fattore. Pour ma part, je m’étais fixé comme objectif avant et durant la course d’essayer de ne jamais marcher, j’avais sans doute mal évalué la difficulté que cela représentait. Mais qui aurait pu prédire une telle chose ?
Au 6ème km, un barrage nous offre les quelques uniques centaines de mètres de plat et une vue extraordinaire sur la vallée à droite. A gauche, un magnifique lac avec en arrière-plan des montagnes recouvertes d’une végétation luxuriante, justifiant les plus de 70% d’humidité mesurés au départ. Une vraie vision de carte postale que nous n’aurons, hélas, le loisir d’admirer par la suite. Jusqu’à l’extrémité de l’aller-retour (11,5 km) une succession de montées progressives parfois brutales, mais surtout ininterrompues, nous amènent au point le plus haut du parcours. Là, demi-tour en plein milieu du col ou plutôt de nulle part. On nous passe au poignet un superbe chouchou rose pour attester de notre passage. La puce taiwanaise est à la fois archaïque et très seyante ! !
Montées, descentes
J’ai eu de bonnes sensations pendant cette partie du parcours, me freinant sans cesse, prenant soin de bien boire l’intégralité de mes bouteilles de 33cl (dosées à moitié en raison de la chaleur), de m’asperger sans trop me mouiller les pieds. Bref, je suis à l’écoute de mon corps, sûr de mon fait.
Maintenant, la descente …. J’appréhende ce moment, 7 à 8 km en continu. Mes souvenirs de Belvès ou de River Shimanto ont laissé des traces bien présentes à mon esprit. J’essaie donc, autant que faire se peut, d’être le plus à l’aise possible. Cela signifie, à la fois de ne pas se freiner inutilement, sans pour autant se lancer à tombeau ouvert, afin de limiter les contractions excentriques, trop destructrices et invalidantes. Il faut reconnaître que l’appréhension ne facilite pas mon relâchement. Le groupe qui s’était formé petit à petit depuis le départ avec 2 allemands, 3 italiens, 1 anglais, 2 russes et d’autres coureurs asiatiques se défait rapidement suivant l’habileté de chacun à appréhender cet exercice. Je perds, pour ma part, une bonne partie du terrain acquis pendant la montée. Je m’efforce de ne pas m’en préoccuper, concentré uniquement sur l’idée d’être le plus relâché possible. Je suis persuadé, avec le recul, que certains, dont Pascal, ont laissé beaucoup de leur intégrité musculaire en voulant aller chercher, et c’est bien tentant, un ou deux adversaires quelques mètres devant.
Dès que nous retrouvons la partie plus plane des premiers kilomètres de la boucle, je comble très vite mon retard. Ceci me conforte dans l’idée que je suis bien quand la course redevient « normale ». La descente du premier km, dans ce sens du retour, est une belle côte de 6-8% de 3 à 400m, puis à nouveau une descente jusqu’à l’autre extrémité du parcours. Demi-tour en plein milieu de nulle part (cette partie a été ajoutée lors du remesurage, il manquait plus de 1km par boucle !)
Ce passage vers la zone de départ et arrivée se déroule sous les applaudissements nourris des spectateurs, des milliers d’enfants qui reviennent les bras chargés (il y a eu un 1,5km pour eux). 1h49 pour ce premier tour. J’avais plutôt prévu 6’ de plus. Je suis tellement facile que je ne me préoccupe pas de cette différence, d’ailleurs un rapide calcul me laisse envisager un temps de l’ordre de 7h20-7h30. C’est conforme à mes prévisions finales. Michael Sommer, avec qui je fais route depuis le début est un maître tacticien et je sais que nous sommes dans le bon tempo.
Premières explosions
Dès les premières difficultés du deuxième tour, le groupe explose à nouveau, chacun gérant les côtes à son rythme. Je m’efforce pour ma part d’être le plus attentif possible à mes sensations afin d’éviter à tout prix un effort que j’aurais à payer plus tard. Je monte la partie la plus rude sur un rythme extrêmement lent et je me dis à ce moment que les prochains tours, à cet endroit, risquent d’être terrible ! Ne pas marcher, particulièrement ici me paraît déjà être une victoire en soi. Après le barrage, je reprends un rythme qui me fait penser que cette stratégie en côte était la bonne. Je rattrape progressivement les coureurs qui m’avaient lâché.
Tout va bien !
Pascal m’avait lancé un rassurant « Impeccable ! » lors de notre chassé-croisé du premier tour. Rassurant car il était inquiet et particulièrement dans les minutes précédant, prêt même à ne pas prendre le départ …J’ai dû alors me livrer à un ultime exercice de « coaching » mental afin de le faire revenir à des dispositions plus positives. Pour ce deuxième croisement de nos courses, il me lance avec désappointement : « Je ne suis pas fait pour ces courses, je suis mort ! ». Je me remémore alors l’épisode de Belvès 2000 où plus il coinçait et plus il accélérait. J’ai à ce moment le sentiment qu’il va être difficile pour lui de sortir de cette course piège. Nicolas et Bruno Blanchard qui étaient partis devant moi et gagnaient peu à peu du terrain, sont maintenant hors de ma vue. Au ravitaillement où est posté Jean Jacques Rénier, il m’annonce que Bruno a des douleurs dorsales et que je ne devais pas tarder à le rejoindre. C’est mal parti ! Si tôt dans la course cela ne vaut rien qui vaille ! En effet, quelques kilomètres plus loin, je l’aperçois marchant sur le bas-côté. Il ne peut plus courir ….
Résistances
Plus que trois, nous ne sommes plus que trois ! Avec Pascal qui ne va pas très bien, le moral en prend soudainement un gros coup. Ce n’est pas la joie du côté des garçons. Chez les filles, ce n’est guère mieux. J’ai aperçu Nadine arrêtée au ravitaillement du 5ème kilomètre tenue par Bernard Pelletier. Elles aussi ne sont plus que trois donc. Dans la première montée, j’ai croisé Karine, quatrième, qui filait bon train, Mag et Christine un peu plus loin. Elles vont devoir, elles aussi, se serrer les coudes. J’avais dit avant la course que ce serait une boucherie. Puis j’avais trouvé le terme exagéré. Maintenant, il n’est que trop approprié. Chaleur, humidité, dénivelé tout est réuni pour que cette compétition qui se suffit à elle-même d’habitude pour être sélective, tourne au jeu de massacre.
Je progresse de concert avec un coureur russe, celui-là même avec qui j’avais fini au sprint à Torhout. Nous échangeons quelques mots. Il s’inquiète de savoir si je suis dans la même catégorie que lui. Je lui livre mes sentiments sur l’impressionnante armada russe en tête de course. Ainsi les kilomètres passent plus vite et nous nous retrouvons à l’amorce de la petite boucle de la fin du 2ème tour.
Je décide d’être prudent dans cette côte sévère qui repasse devant l’hôtel et c’est sans inquiétude que je vois mes compagnons de route s’éloigner devant moi En plus c’est la partie du parcours que j’avais tant apprécié au 1er tour. Un monde fou, le passage sur la ligne, la musique, l’ambiance …. Je me dis donc qu’il faut positiver, prendre du plaisir regarder un peu autour de soi. L’environnement est exceptionnel, pourquoi ne pas garder le positif et oublier le reste ? La succession de montées et de descentes dans cette partie me ramène vite à la réalité et il me semble percevoir à mi-course les premiers effets d’une certaine lassitude. C’est à cet instant que je croise Karine, le visage blême, elle évoque des problèmes de gonflements en me montrant ses mains, une sorte de rétention d’eau probablement due à une hyper hydratation. Au point d’épongeage j’aperçois au loin Nicolas appuyé sur une table semblant éprouver les pires difficultés
Il ne me voit pas même lorsque je le double ! Je l’appelle donc pour l’inviter à me suivre et reprendre la route en ma compagnie. Un petit moment d’hésitation et sur mon insistance, il reprend la course m’informant de son désarroi et de son peu de motivation à poursuivre. J’essaie de l’encourager en même temps que moi-même, essayant de trouver des raisons de poursuivre. Un peu plus loin, nous croisons Pascal et Bruno marchant en sens inverse. Je comprends immédiatement que Pascal a abandonné à son tour. A cet instant quelque chose s’effondre en moi. Je prends conscience en un instant qu’il n’y a plus d’équipe et que notre sort à tous les deux n’est guère plus enviable. Pascal doit lire le désarroi sur mon visage car aucun son ne peut sortir de ma bouche. Il nous demande si nous voulons qu’il nous accompagne un peu et le voilà reprenant place dans la course après près de 6 kilomètres effectués en sens inverse !!
La présence de Pascal a pour effet de «doper» Nicolas et les voilà tous deux cavalant quelques mètres devant moi, incapable de se caler sur mon rythme, trop lent pour eux. Pendant ces kilomètres partagés à trois, a une vitesse qui nous autorise la discussion, nos échanges sont évidemment nombreux et riches. On est déjà en train de tirer les premiers enseignements, faire la première analyse.
Bruno a souffert de douleurs dorsales et Pascal a les cuisses détruites musculairement. Pour Nico c’est davantage un problème mental que physique quant à moi je sens bien que je suis de moins en moins dans le coup. Mes compagnons du 1er tour sont maintenant hors de vue et la 3ème côte du barrage escaladée pratiquement à la marche. De sourdes douleurs au niveau de l’aine et des intestins me font de plus en plus souffrir et je n’arrive pas à suivre le rythme de mes deux camarades français qui alternent course et marche pour m’attendre. Au 58ème km, Pascal à bout de force décide, cette fois pour de bon de stopper la course. Je l’encourage d’ailleurs à ne pas mettre sa santé en danger, finir à une telle place n’a d’ailleurs aucun sens à mon avis pour lui et je lui en fais part. Nico, lui, est au petit soin pour moi allant me chercher ravitaillements et éponges, il peut courir beaucoup plus vite mais insiste pour m’accompagner. Je me dis qu’à deux nous avons plus de chances de poursuivre d’autant plus qu’il envisage avec peu de certitude de pouvoir trouver la motivation de faire le dernier tour.
Douleurs
Les douleurs au ventre sont de plus en plus fortes. Elles n’ont rien à voir avec une envie d’aller à la selle. Pourtant je me mets à espérer qu’en tentant de me soulager de ce côté je pourrais peut-être envisager une amélioration. Le soulagement n’est que de courte durée. Je me fais à l’idée maintenant que je suis engagé dans une vraie galère. Les premiers concurrents nous remontent de l’arrière, c’est le signe inéluctable du déclin. Je m’arrose maintenant sans retenue pour mes pieds pourtant fragiles que j’avais essayé de préserver jusque-là. Ce geste qui m’avait procuré un certain bienfait depuis le début n’a plus aucun effet dorénavant. La marmite est en train de bouillir et plus rien ne semble pouvoir stopper l’ébullition. Les douleurs au ventre reviennent peu à peu. Nico m’encourage de plus belle au fur et à mesure qu’il retrouve l’envie. Je lui intime l’ordre de filer devant et c’est seulement quand le ton de ma voix sera suffisamment autoritaire qu’il consentira à me laisser seul et courir enfin à son rythme.
J’aperçois au loin des toilettes mobiles que l’organisation a installé là pour la course. Je décide de m’y arrêter car le temps n’a plus aucune importance maintenant. J’ai décidé de finir à tout prix quel que soit le chrono final. Je dois le faire par respect pour Pascal Piveteau sans qui je ne serai pas là. C’est un guerrier et lui non plus ne céderait pas. Et puis, il faut aussi que je prouve à ceux qui ont contesté ma sélection que je suis digne de porter le maillot bleu blanc rouge. Que je n’ai pris la place de personne. Tant que je pourrais mettre un pied devant l’autre, j’avancerais.
L’arrêt ne m’ayant pas permis de me soulager, je reprends la course au moment où Mag arrive sur le point d’épongeage. Elle m’encourage à la suivre. Ce dont je suis bien incapable.
J’essaie de reprendre un rythme qui me permette à la fois de courir et de ne pas trop ressentir les douleurs au bas de ventre, persuadé que puisque je n’ai pas pu aller à la selle, il s’agit probablement d’un problème musculaire ou tendineux. J’appréhende la blessure et je me dis alors que ce que j’ai conseillé à Pascal tout à l’heure, s’applique peut-être à moi aussi.
C’est plongé dans ces pensées que je vois devant moi un coureur russe venant en sens inverse, à l’attaque de son dernier tour, donc aux avant-postes de la course (Je saurais après coup qu’il est en réalité 4ème à cet instant) traverser la route, sauter le fossé, pour se précipiter sous une petite cascade située à proximité. Les pieds plongés dans le petit ruisseau qui longe la route, sans prendre la moindre précaution pour éviter le bain de pied, il s’asperge énergiquement avant de repartir de plus belle …. Non, je n’ai pas rêvé, ce n’était pas le fruit de mon imagination, cette épreuve est vraiment ….différente ! Je n’avais jamais vu ça auparavant à un tel niveau de compétition et surtout à un tel moment de la course. C’est tout simplement incroyable !
Absences
Quelques centaines de mètres après mon arrêt, la douleur s’accentue et ce sont de véritables coups de couteaux qui me transpercent l’abdomen, m’obligeant à marcher, puis à me plier en deux sous l’effet des spasmes répétés. Soudain, ma vue se brouille, puis un voile jaune m’empêche pratiquement d’y voir. J’ai juste le temps de m’allonger sur le bas-côté contre une espèce de borne en ciment. Mes muscles des jambes n’apprécient pas cette position et me voilà perclus de crampes dont mes mollets m’avaient averti de la survenue imminente quelques kilomètres auparavant. A cet instant, je rentre dans une espèce de 3ème dimension où s’entremêlent des bruits me parvenant de l’extérieur et que je perçois mal, les violentes douleurs qui apparaissent par saccades, les crampes à l’aponévrose plantaire que j’essaie de contrôler en en provoquant d’autres au-dessus du mollet ! Si dans un premier temps, je subis tout cela sans bien comprendre ce qui m’arrive, je retrouve un semblant de lucidité d’esprit en prenant conscience à la fois de la gravité de la situation mais aussi de la nécessité de la gérer avec le plus grand calme possible. Je pense tout d’abord à Armand lorsqu’il nous explique comment il s’occupe de ses patients diabétiques en hypoglycémie, en leur administrant des sucres rapides, en sublingual afin de permettre un passage immédiat du glucose vers le sang. Qui va bien pouvoir me le faire à moi, loin de tous secours ? Les français ne sont pas au courant, qui va pouvoir me venir en aide ? Ces questions m’assaillent en même temps que je m’applique à me concentrer sur ma respiration afin de mieux gérer le stress qui monte peu à peu en moi et les sensations douloureuses que d’ailleurs, je décrypte assez mal. Le temps me paraît infini. J’ai à ce moment des pensées véritablement négatives. Que tout s’arrête tout à coup sur la route, comme l’acteur sur scène. On l’a évoqué un jour en plaisantant, mais finalement, c’est assez peu réjouissant comme perspective … Surtout si loin de chez nous …. C’est alors qu’une voix que je devine familière s’inquiète de mon état. Alors que j’ai l’impression d’être dans le brouillard le plus total, j’ai reconnu parfaitement celle du coureur belge Jan Van Den Driesche. J’entends même tout à fait distinctement le chronomètre qu’il doit arrêter en même temps qu’il stoppe sa course pour me secourir. Je saurais par la suite qu’il était en fait dans son dernier tour et que me voyant ainsi de l’autre côté de la route, sur le bas-côté, il a décidé de venir à mon secours. Un seul mot sort de ma bouche : « ambulance », il faut dire que leur ballet incessant depuis quelques temps, en ont fait des acteurs principaux de cette drôle de comédie. D’ailleurs, auparavant, lorsque Nicolas m’accompagnait encore, nous avions vu le coureur australien Tim Sloan hurler de douleur sous l’effet des crampes qui tendait ses muscles derrière la cuisse. J’avais alors, moi-même prévenu les secours de cet incident de course. Lorsque j’ai vu passer l’ambulance qui nous doublait, j’ai eu alors cette pensée en la regardant : « Tim doit être dedans ». J’étais triste pour lui, car la veille j’étais allé le voir pour que nous échangions nos survêtements. Depuis 1998 que nous nous retrouvons dans les championnats du monde, nous avons fini par mieux nous connaître et sans parler d’amitié, une certaine complicité s’est instaurée. Comme d’ailleurs avec d’autres coureurs, d’autres nations avec qui les conversations sont toujours d’une grande richesse. Il m’avait alors fait comprendre qu’il voulait le garder jusqu’au lendemain. « Si je suis dans le top ten », m’avait-il dit, » j’en aurais besoin pour monter sur le podium ». Je découvrirais, après la course, à la lecture des classements qu’il a finis, dans un temps qui ne signifie plus rien pour lui, comme beaucoup sur cette course. D’ailleurs comme l’a dit très justement Jan Van den Driesche lorsque nous évoquions tout cela : « Finir c’était déjà une victoire ». Il n’était donc pas dans cette ambulance, Tim.
Délivrance
La mienne arrive enfin toute sirène hurlante et j’entends confusément une certaine agitation autour de moi. Je sens bien la fébrilité des personnes qui prennent la tension à mon bras gauche, la température en m’enfonçant sans ménagement un thermomètre dans l’oreille droite, piquent à plusieurs reprise mon autre bras, ne trouvant pas les veines en hypotension, le tout ponctué par des exclamations dignes des meilleurs films de kung-fu ! C’est finalement avec un certain soulagement que je m’abandonne entre ces mains, certes un peu brutales mais ô combien énergiques. On me porte sur un brancard, me roule jusqu’à l’ambulance qui démarre toutes sirènes hurlantes. Le masque à oxygène et les sangles me donnent l’impression d’être complètement prisonnier, je prends conscience tout à coup qu’ils vont probablement m’emmener à l’hôpital le plus proche. La panique me reprend subitement : Je ne veux pas y aller ! Et puis personne n’est prévenu. Et que vont-ils me faire ? Un hurlement sort de ma gorge, assez distinct pour que l’on m’ôte le masque et que je puisse leur dire que je veux absolument voir le médecin de l’équipe qui est là-bas à l’arrivée. Mon anglais m’est bien utile à ce moment et mon ton a l’air d’être suffisamment dissuasif. Il faut dire que sous l’effet de la perfusion de glucose, j’ai retrouvé la vue et surtout une partie de mes esprits. Je reconnais l’aire d’arrivée et une personne d’une délégation étrangère à qui je demande de prévenir notre toubib, posté au ravitaillement du 25ème avec Roger Bonnifait, notre chef de délégation qui a mis les mains à la pâte lui aussi pour la circonstance. C’est avec soulagement que je les vois arriver tous deux en compagnie de Karine déjà rhabillée. Entre ces mains expertes, je n’ai plus rien à craindre maintenant. Les douleurs au ventre ont cessé. Par contre des crampes au-dessus du mollet ou à l’aponévrose plantaire, selon l’endroit où l’on essaie de me soulager, me font encore hurler, tellement la contraction est violente et incontrôlable. Il faudrait que je boive, et pourtant malgré ma déshydratation évidente, je n’en ai guère envie. Malgré tout, avec cet entourage à mon chevet, la récupération est accélérée. Karine, par réflexe professionnel, dans ce contexte, d’urgence médicale, est redevenue le médecin qu’elle est au quotidien. Elle m’explique que les fasciculations qui agitent mes mollets en permanence sont probablement dues à un manque de potassium, que pour sa part, c’est un problème d’hyponatrémie qui l’a contraint à l’abandon. Comme moi, elle était en forme, avait de bonnes jambes et doit, à ces conditions extrêmes, de ne pas avoir pu aller jusqu’au bout. Nous commençons l’un et l’autre à tirer les premiers enseignements de cette douloureuse épreuve. Sur le plan diététique, d’une part : Karine pense que mes douleurs au ventre sont probablement dues à des crampes, conséquence d’une déshydratation avancée. Pour elle, c’est un problème d’assimilation des boissons énergétiques qui a provoqué ces problèmes de rétention d’eau, connus aussi sous le vocable un peu barbare d’hyponatrémie. Sur le plan tactique maintenant : l’absence de son compagnon semble l’avoir beaucoup affecté. Elle met sur le compte de cela les raisons d’un départ trop rapide qui aurait été corrigé en course par Bruno. « S’il avait été là, il se serait mis en travers de la route, s’il m’avait vu partir ainsi » précise-t-elle. Celui-ci lui avait en effet conseillé de se positionner aux alentours de la dixième place en début de course. Moi qui regrettais déjà d’avoir donné à Pascal une consigne de temps (partir sur des bases de 7 heures) que je jugeais peu appropriée après coup dans ce contexte puisqu’il ne l’avait pas respecté, je me rends compte en écoutant Karine que ce n’est pas si simple que cela. Et puis pour eux qui ambitionnent une place sur le plan individuel au classement général, il y a un paramètre supplémentaire à gérer sur le plan stratégique. Il n’est pas facile de « laisser partir » lorsque l’on vise une place sur le podium …….
Avec Karine, nous avions partagé une approche diététique similaire pour préparer cette compétition, même si, pour ma part, je suis loin de posséder ses connaissances et sa pratique. Avec les conseils et l’aide Jean Celle, j’ai donc essayé de conserver au maximum, les habitudes alimentaires déjà pratiquées, au quotidien pendant la préparation. Au pays du riz, nous avons eu du mal à faire accepter au chef de l’hôtel où nous étions logés, de nous cuisiner celui que nous avions amené dans nos bagages. J’ai donc vraiment le sentiment de ne rien avoir laissé au hasard dans ce domaine, et avant la course, je ressentais réellement les effets bénéfiques de cette approche rigoureuse. Même si cette course est un relatif échec, j’ai beaucoup appris dans ce domaine et je suis persuadé que cela va me servir à l’avenir.
Epilogue
1h30 après avoir subi ce malaise, j’ai enfin l’impression d’avoir retrouvé une bonne partie de mes moyens. J’ai entendu au loin, les cris annonçant l’arrivée de Mario Fattore, puis celle de Monica Casiraghi. Je décide de quitter enfin mon brancard pour retourner à l’hôtel, peut être revoir les autres, téléphoner à mes proches…
C’est une vision d’hôpital de campagne qui s’offre alors à mes yeux effarés lorsque je retrouve l’usage de mes jambes. Il y a près d’une trentaine de civières correctement alignées, formant un carré, entourées chacune de 3 à 6 membres du personnel médical (en tout cas tous en blouse blanche). Ils s’affairent autour des coureurs allongés sur chacune d’elles. En quittant les lieux, je vois notamment l’athlète ukrainien qui a subi le même malaise que moi, à la différence que lui était en troisième position de la course et que cela lui est arrivé au 97ème km ! Son visage est livide, il a le regard fixe. En fait il ne regarde rien, ou plutôt ne semble rien voir, bien que ses yeux soient grands ouverts. Ce spectacle me procure une peur rétrospective et je me dis qu’en fait, je ne m’en sors peut-être pas si mal.
Les quelques centaines de mètres que je parcours seul pour retourner à ma chambre sont à la fois très courts mais très longs aussi. La nuit commence déjà à tomber, un peu comme le rideau à la fin du spectacle. Ces premiers instants de solitude après mon malaise sont l’occasion d’une sorte d’introspection. Le sentiment à la fois d’un échec sur le plan sportif, car il ne faut pas s’en cacher, c’en est un. J’ai toutefois le sentiment d’être allé jusqu’au bout. Trop loin même puisque j’en suis arrivé là.
Je trouve alors cette formule qui contente mon ego, touché par ce premier abandon :
« Je n’ai pas abandonné, c’est mon corps qui m’a abandonné« .
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